Culture militante de l’épuisement, tyrannie de l’urgence et de la réaction constante, sentiment de devoir se sacrifier au nom d’une cause, perte de sens… Que se passerait-il si nous pensions notre énergie et la vie de nos organisations et mouvements de manière cyclique ? Si nous sortions du mythe de « l’été éternel », qui nous fait croire que nous avons une énergie sans fin et que nous devons nous sacrifier sur l’autel du militantisme, jusqu’à nous brûler les ailes ? Que se passerait-il si nous prenions le temps de vivre d’autres saisons, de les préparer, individuellement et collectivement ? Dans le cadre du dossier « Joie militante », les membres de l’Université populaire des luttes ont traduit le texte de Carlos Saavedra sur les saisons de l’engagement et ont demandé leurs avis à plusieurs militantes. Une occasion d’enrichir notre regard critique depuis différents contextes d’organisation en France !
Les saisons des mouvements sociaux
Commentaires croisés sur ce texte
Vous aimez nos contenus ? Pourquoi ne pas vous y abonner ?
Les saisons des mouvements sociaux
Commentaires croisés sur ce texte
Audrey
Militante AU SEIN du Collectif Non au T4
Les idées qui m’ont marqué
« Envisager l’engagement sous forme de « saisons » est un prisme de lecture très intéressant car il permet de s’autoriser personnellement à ralentir à certains moments sans culpabiliser, et surtout d’organiser le collectif afin que cela soit possible. »
Lire la suite
La notion de « saison » de l’engagement est une approche très différente de la manière habituelle d’aborder le militantisme, dans les luttes locales en particulier. Au sein de ces dernières, l’activité des associations et des militants n’est rythmée que par une succession d’urgences dictées par un calendrier que nous maîtrisons peu. Sachant que ces luttes locales (contre une extension d’aéroport, un entrepôt Amazon, un projet routier…) durent souvent plusieurs années, elles sont vécues par les personnes les plus engagées comme une course de fond pratiquée à la vitesse d’un sprint, ce qui mène souvent à un épuisement physique et psychologique.
Envisager l’engagement sous forme de « saisons » est un prisme de lecture très intéressant car il permet de s’autoriser personnellement à ralentir à certains moments sans culpabiliser, et surtout d’organiser le collectif afin que cela soit possible.
Aux cycles des mouvements, des organisations et des personnes, il faudrait ajouter celui des projets contre lesquels nous luttons. Car une victoire locale n’est souvent pas définitive, et après un « hiver » revient parfois un nouveau projet contre lequel il faut à nouveau se mobiliser. Si les militants ne sont pas préparés psychologiquement à ce cycle, cela peut être une situation difficile à vivre.
Les passages qui m’ont questionné
« A la lecture de ce texte, je réalise que dans le contexte des luttes locales, nous continuons de fonctionner comme le système que nous dénonçons, avec une approche productiviste et centrée presque intégralement sur l’efficacité et l’action de court-terme.»
Lire la suite
A la lecture de ce texte, je réalise que dans le contexte des luttes locales, nous continuons de fonctionner comme le système que nous dénonçons, avec une approche productiviste et centrée presque intégralement sur l’efficacité et l’action de court-terme.
Pressés par les étapes du calendrier administratif et l’impératif de stopper des projets inutiles, imposés et polluants avant que la première pierre ne soit posée, la manière de vivre le militantisme n’est pas questionnée, sauf en cas de problème clairement identifié. Le sacrifice personnel de certains à la cause – qui peut parfois se traduire par un « burn out militant » – est ainsi rendu possible car toute l’énergie du groupe est focalisée uniquement sur l’action.
Il semble nécessaire de modifier cette approche pour le bien vivre des militants, mais aussi pour la pérennité des organisations qui peuvent s’effondrer si les personnes les plus engagées finissent par craquer.
Ce que j’aimerai approfondir
« Une fois cette problématique posée, il faudrait approfondir la manière de rendre possible ce cycle de l’engagement au sein d’un collectif ou d’une association. »
Lire la suite
Une fois cette problématique posée, il faudrait approfondir la manière de rendre possible ce cycle de l’engagement au sein d’un collectif ou d’une association. Comment intégrer ce paradigme à la source ? Comment recruter suffisamment de militants pour que certains puissent ralentir quand ils en ressentent le besoin ? Le sujet est complexe pour les associations de luttes locales qui manquent déjà de ressources humaines pour mener les actions nécessaires à leurs combats.
Anne-Laure
Militante féministe et antiraciste, CIDFF et Planning Familial
Les idées qui m’ont marqué
« L’idée de saisonnalité permet un début de déculpabilisation en resituant l’humain.e dans l’humain.e, en lui permettant d’appréhender l’idée de se « reposer » et « ressourcer », chose tue et shamée dans la vie actuelle. »
Lire la suite
J’ai associé le leardership au fait de militer car je ne me trouve pas dans une position de leadership mais je me considère comme une militante féministe, queer et antiraciste. Pour situer mon propos, je suis une femme cisgenre asiatiquetée, adoptée par des parents blancs issus de la classe moyenne et queer. J’ai travaillé 2 ans en tant que juriste dans un Centre d’accueil pour demandeur.ses d’asile puis deux ans en tant que juriste et formatrice sur les violences sexistes et sexuelles dans un CIDFF.
Appréhender le fait de militer comme une capacité, une ressource, une énergie qui passe par des cycles est une idée qui m’a plus à première vue plu car elle m’a semblé mettre des mots sur mes expériences professionnelles passées. J’ai en effet clairement reconnu des périodes de ma vie en « été » et en « hiver » et cette manière de voir les choses m’a semblé déculpabilisante et réconfortante.
Pourquoi ? Car comme évoqué par l’auteur Carlos Saavedra, la société capitaliste actuelle nous pousse à performer et à nous maintenir dans un été éternel. Alors quand nous ne performons plus, nous pouvons nous sentir blasée, découragée, fatiguée, épuisée mais surtout coupables de ces sentiments. Alors on peut vouloir le cacher (aux autres et à soi-même, « faire la course avec soi-même » cf l’extrait de Byung-Chul Han) car nous voulons prouver que nous sommes assez fortes (performance à prendre en considération selon certaines normes de genre au travail pour les personnes femmes) et que nous pouvons encaisser et persister. L’idée de saisonnalité permet un début de déculpabilisation en resituant l’humain.e dans l’humain.e, en lui permettant d’appréhender l’idée de se « reposer » et « ressourcer », chose tue et shamée dans la vie actuelle.
Les passages qui m’ont questionné
« Le contexte global dans lequel je vis aujourd’hui en France (système hétérosexiste et raciste notamment) permet-il vraiment de voir et vivre des automnes et des hivers en tant que militante féministe antiraciste mais aussi femme perçue comme asiatique ? »
Lire la suite
Néanmoins, une seconde lecture du texte m’a finalement fait ressentir l’inverse de ce premier sentiment et fait peser une responsabilisation individuelle des personnes et de leur épuisement.
La citation de Byung-Chul Han (« La personne se broie elle-même, pour ainsi dire. Elle est fatiguée, épuisée par elle-même, et en guerre contre elle-même. Incapable de se mettre à l’écart, de s’extraire de soi, ou de se reposer sur l’Autre, sur le monde, elle referme ses mâchoires sur elle-même ; paradoxalement, cela mène le Moi à se creuser et à se vider. Elle s’épuise dans une course qu’elle court contre elle-même. ») m’est apparue comme lourde et culpabilisante.
Le contexte global dans lequel je vis aujourd’hui en France (système hétérosexiste et raciste notamment) permet-il vraiment de voir et vivre des automnes et des hivers en tant que militante féministe antiraciste mais aussi femme perçue comme asiatique ?
Concernant les automnes, malgré les maigres avancées des luttes féministes et antiracistes que j’ai pu historiquement lire et très légèrement vivre au quotidien, leur fragilité est criante et les retours de bâtons empêchent souvent les récoltes annoncées.
Les droits des personnes sexisées et racisées ne sont pas des priorités, ne seront jamais « donnés » sans lutte constante et seront toujours les premiers à être repris dès que les regards seront détournés ou que des crises auront éclatée
Cet article de l'Université Populaire des Luttes
Orlane Vidal
Salariée à l’Amicale du Nid 31, militante au sein du collectif Droit Au Logement 31 et du Collectif Guatemala
Les idées qui m’ont marqué
« Dès la première lecture du texte j’ai jubilé : un sujet politique, une réflexion sur le bien-être et le militantisme, une approche holistique et écologique….voilà une proposition singulière et nécessaire! »
Lire la suite
Dès la première lecture du texte j’ai jubilé : un sujet politique, une réflexion sur le bien-être et le militantisme, une approche holistique et écologique….voilà une proposition singulière et nécessaire!
J’ai commencé à militer en Amérique latine, où la notion de l’“autocuidado” (équivalent à “prendre soin de soi”) est très présente dans les luttes féministes. Les contradictions qu’elle soulève m’ont interpellée avec de plus en plus de force au fil de mes expériences au sein de différents collectifs : si je défends des valeurs telles que l’anti-capitalisme, l’anti-productivisme, et m’insurge contre les mauvais traitements infligés au(x) vivant(s), comment cautionner le rythme effréné auquel je me soumets moi-même (de façon plus ou moins consentie)? Comment approuver le fait que mes camarades s’y retrouvent également pris.es au piège? Comment justifier le fait qu’en tant qu’employeuse dans le secteur associatif, les conditions de travail que nous proposons soient aussi peu valorisantes et humaines que celles que peuvent offrir les grandes entreprises que nous combattons…? J’ai donc particulièrement apprécié que des réflexions afférentes à ces questionnements soient abordées par Carlos Saavedra, et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un homme, et qu’il est urgent que les questions du care au sein des espaces militants soient investis par tout.es, et plus seulement par des femmes ou d’autres groupes minorisés.
L’analogie faite avec les quatre saisons a également beaucoup résonné avec mes centres d’intérêt. Cela fait écho à des concepts utilisés en médecine holistique, notamment en ayurveda (médecine traditionnelle indienne). La nature cyclique de toute chose vivante, et par essence connectée avec son environnement, est l’un des principes de base qui y sont érigés. Le maintien d’un équilibre, garant de bonne santé, dépend donc de notre connaissance de ces cycles et de notre capacité à nous y adapter perpétuellement. Cela suppose évidemment de reconnaître que les besoins de l’individu (et par extension ici, de tout groupe) évoluent constamment, et par conséquent nos stratégies et actions devraient également être mouvants en vue de garantir une forme d’harmonie, et de “survie” de l’individu, du collectif et in fine de la lutte. Or l’obligation de résultat des actions que nous entreprenons nous conduit souvent à emprunter des sentiers déjà battus, dans l’urgence, sans toujours pouvoir y intégrer une analyse conjoncturelle et laisser émerger notre créativité.
La question de la saisonnalité soulève celle de la temporalité. J’ai pu observer dans plusieurs des collectifs dans lesquels j’ai été ou suis encore engagée, comment notre méconnaissance des cycles et le mythe de l’été éternel (autrement dit la tyrannie du court-terme) altèrent notre capacité à planifier, et peut-être à triompher dans certains combats. Je concorde avec cette idée que nous agissons souvent en réaction plutôt qu’en anticipation, dans une hyperactivité joyeuse et stimulante en apparence, qui confine souvent à l’éparpillement. Ne pas (re)connaître la valeur des saisons de repli et d’apparente immobilité nous empêche souvent d’avancer mieux, plus loin, tout en nous préservant et en préservant la longévité des luttes que nous portons.
Je constate et regrette également cette honte de “l’hibernation”, pourtant incontournable, du sentiment de culpabilité qui l’accompagne, et des épuisements trop nombreux observés dans le cadre de mon travail rémunéré et des mes activités militantes (ayant été moi-même directement concernée…).
Les passages qui m’ont questionné
« J’aurais souhaité que Saavedra étaye de façon plus étoffée certains de ses postulats. Par exemple, dans un collectif, comment identifier les cycles dans lesquels se trouve chacun.e des membres, parallèlement au cycle du collectif à proprement parler, et comment articuler tous ces besoins de façon harmonieuse et pragmatique ? Sa définition du leadership m’a aussi semblée assez floue. »
Lire la suite
J’aurais souhaité que Saavedra étaye de façon plus étoffée certains de ses postulats. Par exemple, dans un collectif, comment identifier les cycles dans lesquels se trouve chacun.e des membres, parallèlement au cycle du collectif à proprement parler, et comment articuler tous ces besoins de façon harmonieuse et pragmatique ?
Par ailleurs, la définition du leadership proposée par l’auteur m’a semblé assez floue. J’ai déduit qu’il partait du principe que chacun.e des membres d’un collectif est doté.e d’un leadership propre, ce que j’approuve. Toutefois, il me semble important de prendre en compte les rôles différenciés que joue chaque personne dans un groupe , ainsi certaines personnes jouent un rôle de premier ordre dans la définition stratégique. Je pense que les collectifs militants sont plus fortement impactés par la saisonnalité de leurs leaders reconnus et historiques. Cette idée contrevient, dans les faits, au principe d’horizontalité au sein du collectif, auquel j’adhère pourtant. Il me semble pourtant nécessaire de reconnaître que les cycles d’activité de certains leaders.euses impactent plus fortement le reste du groupe. En conséquence, nous devons être plus particulièrement attentif.ves à cette réalité dans la planification stratégique (et cela indépendamment du fait que chaque contribution à la lutte compte, et que chacun.e devrait pouvoir respecter sa propre saisonnalité).
Ce que j’aimerais approfondir
« J’aimerais interroger les biais de genre qui pourraient interférer avec la saisonnalité militante. Observe-t-on la même durée de cycles chez les femmes ou personnes LGBTQ+, sachant que leur charge mentale et émotionnelle est souvent accablante, et conduit certainement plus rapidement à l’épuisement? »
Lire la suite
Je songe déjà à des applications pratiques du principe de saisonnalité pour aborder la question du bien-être et des forces militantes au sein des associations dans lesquelles je milite! Partager cet article et se familiariser ensemble avec les idées qui y sont soulevées est un bon point de départ. Concevoir nos planifications annuelles avec le prisme des saisons me semble très prometteur, tout comme la possibilité de nommer explicitement dans quelle saison nous nous trouvons individuellement, pour trouver un équilibre au sein du collectif. Je pense que reconnaître le caractère factice de l’utopie militante “super estivale” nous aidera aussi à mieux soutenir les camarades durant leurs phases automnale et hivernale, libéré.es de tout jugement ou de regards réprobateurs.
J’aimerais également interroger les biais de genre qui pourraient interférer avec la saisonnalité militante. Observe-t-on la même durée de cycles chez les femmes ou personnes LGBTQ+, sachant que leur charge mentale et émotionnelle est souvent accablante, et conduit certainement plus rapidement à l’épuisement?
Pour aller plus loin
La traduction du texte « Les saisons des mouvements sociaux » et la table-ronde « Joie militante : quelle place dans nos organisations collectives? » !
Texte intégral