Roots for Radicals : Organizing for Power, Action and Justice par Edward T. Chambers

Traduit par Dominique Knutsen
Contexte

Ed Chambers (2 avril 1930 – 26 avril 2015) était un organisateur américain renommé et le successeur de Saul Alinsky dans l’IAF (Industrial Areas Foundation ou la Fondation de zones industrielles). Il a commencé sa carrière comme séminariste puis s’est tourné vers l’organisation collective, étant rapidement repéré par Alinsky puis enrôlé dans des campagnes à Chicago et à New York. Chambers est devenu le directeur exécutif de l’IAF après la mort d’Alinsky en 1972.

Ed Chambers est reconnu pour avoir développé une formation systématique sur les pratiques d’organisation collective. Sa plus grande contribution à cette formation a été la formalisation de la conversation intentionnelle, une conversation de 30 à 60 minutes entre deux personnes qui a pour but d’établir une amitié publique et politique et un engagement à l’action collective. Nous vous présentons ici le deuxième chapitre de son livre Roots for Radicals: Organizing for Power, Action, and Justice où il décrit les subtilités des conversations intentionnelles ainsi que des trucs et astuces pour les réussir.

Le plus radical de tous nos enseignements

Vous venez de terminer le chapitre principal sur pourquoi nous organisons. Le présent chapitre est un chapitre-clé portant sur comment nous organisons. Les conversations intentionnelles sont le ciment qui permet d’amener différents collectifs à se rencontrer, et leur permet d’embrasser la tension qui émerge lorsqu’on vit entre deux mondes. J’ai exercé l’organisation à temps plein pendant huit ans sans toutefois parvenir à comprendre ce que j’étais en train de vivre, ou sans parvenir à l’expliquer. C’est seulement lorsque j’ai commencé à essayer d’enseigner l’organisation que j’ai dû réfléchir et mettre à jour une méthode pour construire des structures de pouvoir. De mon point de vue, la conversation intentionnelle est le meilleur outil dont dispose l’IAF (Industrial Areas Foundation). Lorsqu’on parvient à la comprendre correctement, il ne s’agit ni d’une science, ni d’une technique, mais bel et bien d’une forme d’art. Un esprit organisé part à la poursuite d’un autre esprit afin de s’y connecter, de s’y confronter, à la recherche de talent et d’énergie.

Dans les textes sacrés des religions abrahamiques, Dieu réalise des conversations intentionnelles à plusieurs moments-clés. L’histoire de Moïse et du buisson ardent (Exode 3), Paul sur la route de Damas (Actes 9) et Mohammed dans la grotte du Mont Hira (Coran 96) sont des récits classiques de conversations intentionnelles organisées par le Créateur en vue d’envoyer trois esprits changer le monde. Quand on a demandé au Bouddha, dans les dernières années de sa vie, quel genre d’être il était, il a répondu : « Je suis éveillé. » Une bonne conversation intentionnelle est une conversation qui éveille les individu·es.

Dans sa version moderne, l’IAF définit la conversation intentionnelle comme une rencontre face-à-face entre deux personnes, qui a pour but d’explorer le développement d’une amitié publique. Vous êtes à la recherche de talent, d’énergie, d’une vision, et de relations : quand ces différents éléments sont réunis, vous avez mis la main sur un pouvoir que vous pouvez ajouter à votre collectif public. Sans des centaines, voire des milliers de conversations intentionnelles, il n’est pas possible de forger des relations publiques durables basées sur une connaissance solide de la société, ou de construire des organisations de citoyens durables. D’autres aspects de l’organisation, comme les conseils, les assemblées et les manifestations n’ont des effets à long terme que s’ils émergent de, et s’appuient sur, le contenu de ces conversations intentionnelles.

James Madison a dit, « Les grandes choses ne peuvent être accomplies que dans un espace restreint ». La conversation intentionnelle de l’IAF est un espace restreint – une personne fait face à une autre personne – mais l’intention sous-jacente est significative. Il s’agit d’une petite étape qui se prête à la mémorisation, à l’imagination, et à la réflexion. Elle constitue une conversation publique à une échelle qui laisse la place au mélange des pensées, des intérêts, des possibilités et du talent. Il s’agit du lieu par excellence pour l’émergence de la nouveauté publique.

Une conversation intentionnelle solide amène les individu·es à raconter des histoires qui révèlent leurs engagements les plus profonds et les événements ayant forgé leurs personnalités. En fait, l’élément le plus important dans une bonne conversation intentionnelle est le récit, qui est une véritable fenêtre sur les passions qui amènent les gens à agir. Lors d’une conversation intentionnelle avec une leadeuse Afro-Américaine, un organisateur lui a demandé pourquoi elle était prête à prendre des risques, pourquoi elle avait la volonté de mener le mouvement lorsque les autres hésitaient à le faire. Elle est d’une nature timide et n’est pas à l’aise dans la sphère publique ; elle est plus heureuse lorsqu’elle est à la maison en compagnie de sa famille. En réponse à cette question simple, mais très précise, elle a raconté l’histoire suivante.

Quand j’étais une jeune fille, en Caroline du Nord, ma sœur et moi avons commencé à fréquenter l’église catholique locale. A l’époque, les Noirs s’asseyaient au fond de l’église. Moi, j’étais plutôt grande et costaude, et ma sœur aussi. Quand nous nous sommes rendues à l’église, je ne voyais pas pourquoi nous aurions dû nous asseoir dans le fond. Donc, un dimanche, nous nous sommes avancées et nous nous sommes assises tout à l’avant. Les pasteurs et les placeur·euses étaient ennuyé·es. Juste avant la messe, le pasteur est venu nous voir et nous a demandé de nous asseoir au fond, comme tous les autres Noirs. J’étais terrifiée, mais je ne comprenais pas pourquoi Dieu s’inquiéterait de savoir où nous serions assises, donc j’ai dit non. Finalement, les placeur·euses sont venu·es et nous ont forcées, ma sœur et moi, à nous asseoir dans le fond. Iels nous ont littéralement trainées tout le long de l’allée de l’église.

Le dimanche suivant, ma sœur et moi nous sommes à nouveau assises tout à l’avant, et le prêtre est venu et les placeur·euses sont venu·es et nous ont traînées à nouveau, soufflant et haletant. La même chose s’est produite le troisième dimanche. Les gens commençaient déjà à nous connaître. Deux filles noires qui se faisaient porter jusqu’au fond de l’église chaque dimanche. Ma famille, ma mère en particulier, avait peur de ce que nous faisions, mais elle nous a dit que nous faisions ce qu’il fallait faire.

Le quatrième dimanche, le prêtre et les placeur·euses n’ont rien fait. La messe a commencé, la chorale a chanté, nous nous sommes assises, et à partir de ce moment-là nous avons pu nous asseoir où nous voulions dans toutes les églises catholiques que nous avons fréquentées.

Après des dizaines et des centaines de conversations intentionnelles, tout leader·euse et organisateur·ice de l’IAF a en mémoire un ensemble d’histoires précieuses comme celle que vous venez de lire, des histoires qui nous aident à tenir le coup dans un travail difficile et souvent ingrat.

 

La découverte de nouvelles bases pour l’organisation

Dans les quartiers racialement polarisés du Chicago de la fin des années 50 et du début des années 60, Dick Harmon et moi avons créé l’art des conversations intentionnelles dans la rue, et nous l’avons enseigné aux organisateur·ices de l’institut de formation de Saul Alinsky. La méthode d’organisation de Saul, dont nous avions hérité, était influencée par la politique électorale et par l’organisation des travailleurs du CIO (Congress of Industrial Organizations) de John L. Lewis. Dans cette approche, où chaque individu·e a une voix et où toutes les voix ont autant de valeur les unes que les autres, la capacité à mobiliser un très grand nombre de personnes est la clé. Sous Alinsky, organiser signifiait « choisir une cible, se mobiliser, et l’atteindre ». Dans l’IAF moderne, c’est plutôt « créer des connexions et se mettre en relation avec les autres ». Les problèmes n’émergent que lorsque des relations ont été créées. Vous ne commencez pas par sélectionner des cibles et vous mobiliser ; vous connectez les individu·es autour de leurs intérêts. L’inspiration nécessaire à la création de mes meilleures tactiques publiques m’est venue de conversations intentionnelles.

C’était un vendredi soir frisquet de l’automne 1959 dans le quartier de St Sabina du sud-ouest de Chicago – un quartier alors en pleine mutation ethnique. J’avais demandé, et avais finalement réussi à obtenir, le nom d’un poseur de bombe déterminé à empêcher des familles noires d’emménager dans le quartier, alors exclusivement blanc. Quand j’ai appelé cette personne, elle m’a donné son accord – non sans suspicion – pour que je lui rende visite à 21h30.

Il faisait nuit lorsque j’ai nerveusement appuyé sur la sonnette d’un petit bungalow blanc. J’ai été accueilli d’un « Allons dans la cuisine », où quatre objets étaient pré-arrangés sur la table – une bouteille entière de Jim Beam, deux verres à shooter, et un pistolet. J’ai commencé la réunion en faisant remarquer que la violence ne faisait qu’effrayer les mères de famille blanches, qui plaçaient des panneaux « A vendre » dans leur jardin dès le lendemain matin. « Elles ne vont pas élever leurs enfants sur un champ de bataille », lui ai-je dit. Sa réponse a été de boire un premier verre et, alors que le verre approchait de ses lèvres, il m’a clairement fait comprendre que je devais faire la même chose.

Environ une demi-heure a passé, puis la porte arrière s’est ouverte soudainement, et trois gars imposants sont entrés et ont rejoint la réunion. Ils sont restés debout. Le propriétaire de la maison a dit « Prenez un autre verre et dites-leur ce que vous venez de me dire ». Après deux ou trois minutes passées à écouter mon analyse, un des gars – toujours debout – m’a interrompu en disant « Ce gars est un amoureux des négros ». J’ai eu le sentiment que la conversation intentionnelle était terminée, et que la conversation suivante allait porter sur moi.

Instinctivement, j’ai contre-attaqué (d’où m’est venue cette idée, je n’en sais rien), « Vous êtes stupides. Vous ne savez même pas qui me paye pour faire ce travail à temps plein. » Puis j’ai hasardé « Monseigneur P. J. Molloy de St Léon [un prêtre local dur à cuire et sur la même longueur d’onde que mon hôte]. Appelons-le maintenant » ai-je dit, en faisant mine de m’approcher du téléphone.

La conversation a continué pendant environ une demi-heure. Finalement, je me suis levé et j’ai dit « Je dois y aller. » Je suis parti dans le silence et ai marché en tremblant jusqu’à ma voiture, mais j’étais suffisamment alerte pour vérifier qu’il n’y avait rien en-dessous à ce moment-là, et chaque jour pour les deux semaines suivantes, avant de mettre le contact.

Les débuts de l’IAF n’ont pas eu lieu dans des églises ou des écoles, mais dans des endroits comme cette cuisine du sud-ouest de Chicago.

Après 250 ou 300 conversations intentionnelles au milieu des années 50, lors des grandes mutations ethniques du sud-ouest de Chicago, il m’est venu à l’esprit que j’avais créé un outil très utile, quelque chose qu’Alinsky n’avait pas découvert lui-même. Ces dialogues m’avaient fourni un plan pour organiser en vue d’une société libre et ouverte, une manière de dépasser la ségrégation raciale de manière démocratique. C’était une véritable alternative à la violence, les perturbations et la peur. Ce n’est que bien plus tard, à la fin des années 60, quand j’ai fondé mon propre institut de formation, que j’ai pris conscience de l’ampleur de cette expérience. Enseigner à des débutant·es comment organiser à travers l’utilisation sélective et systématique de la conversation intentionnelle, et son évaluation attentive, m’a fait comprendre que j’avais découvert un trésor. M’appuyant sur mes connaissances du fonctionnement social que j’avais acquises sous Alinsky pendant les années 50 m’a permis d’enseigner et de développer l’art de la conversation intentionnelle dans les années 60. Ces 40 dernières années, les organisateur·ices plus expérimenté·es de l’IAF ont raffiné cet art pour les organisateur·ices débutant·es. Des leader·euses ont appris à utiliser cet art lors de sessions de formation locales et nationales. Nous avons fini par considérer la conversation intentionnelle comme l’outil de base pour l’organisation des organisations.

Construire les fondements de l’organisation des organisations

Des milliers de conversations intentionnelles sont réalisées lors du processus d’organisation citoyenne des organisations.

Lors de mon retour à Chicago pour organiser les organisations en 1994, j’ai réalisé une douzaine de conversations intentionnelles avec un prêtre charismatique qui avait travaillé avec Alinsky 40 ans auparavant. Quinze minutes après le début de la sixième conversation, j’ai senti que j’avais face à moi un homme âgé avec de vieilles relations et de vieilles histoires ; un vétéran usé, mais toujours plein de passion. Non sans douleur, j’ai décidé de prendre un risque et de suivre mon instinct. J’ai dit « Le problème, Jack, c’est vous. Vous ne pouvez pas occuper le devant de la scène. Les jeunes prêtre·sses ne peuvent pas se développer tant que vous prenez toute la place. » Son visage s’est affaissé. Je me suis interrompu. Après une ou deux minutes il a dit « Ed, que dois-je faire ? ». J’ai dit « Donnez-moi le nom de 12 à 15 jeunes pasteur·esses qui ont du succès en ville et dans les banlieues. » « Pourquoi les banlieues ? » a-t-il demandé. « Ça ne marchera pas sans elles » ai-je répondu. Cette réunion difficile m’a permis de passer à la vitesse supérieure. Trois mois plus tard, nous avions le noyau dur d’un comité de parrainage, à la marge duquel nous avons laissé Monseigneur Jack Egan, le trésorier de l’IAF – il y est resté jusqu’à sa mort.

Lors de la fondation de l’organisation United Power du Grand Chicago entre 1995 et 1997, les organisateur·ices et leader·euses initiaux·ales ont réalisé entre 9000 et 9500 conversations intentionnelles en l’espace de deux ans ; environ 25% d’entre elles se sont soldées par un échec. Les caractéristiques centrales des conversations réussies étaient le pouvoir relationnel, l’intentionnalité et la reconnaissance mutuelle. La tâche principale des leader·euses en vue de maintenir et développer leur organisation consiste à effectuer un certain nombre de conversations intentionnelles chaque semaine. Ce type de conversation constitue le fondement radical de n’importe quelle forme de solidarité dans une société démocratique.

La conversation intentionnelle dure entre trente et trente-cinq minutes et permet de laisser de côté les contraintes quotidiennes liées à la famille, au travail et aux échéances afin de se consacrer de manière délibérée à une seule personne, de chercher à mettre à jour ses talents, ses intérêts, son énergie et sa vision. Ne dépassez pas cette contrainte de temps. Les gens le font tout le temps parce qu’iels veulent bavarder ou faire causette. Il existe des tas de livres sur comment maintenir une conversation. Même si ce qui est dit est particulièrement intéressant, n’allez pas au-delà de la règle des trente minutes. Dans une conversation intentionnelle, vous évaluez une personne, vous cherchez à attiser sa curiosité ; vous recherchez un talent, pas des ami·es ou un simple dialogue. Le maintien d’une contrainte temporelle vous aidera à vous concentrer sur les aspects publics de la rencontre. Si les trente premières minutes se passent bien, arrêtez-vous, et organisez une deuxième rencontre. Entretemps, évaluez les individu·es avec qui cette personne vous a mis en contact. S’iels ne présentent pas d’intérêt, inutile d’insister. La conversation intentionnelle est une forme d’art qui vous force à travailler avec une contrainte temporelle. Il y a quelque chose dans la nature de ces réunions qui implique de se forcer à travailler avec ces contraintes. L’intensité du moment ne peut pas être maintenue dans le temps.

Voici une information sur le lien entre le temps et le pouvoir. Lors d’une conversation avec un·e puissant·e, celui ou celle-ci s’arrangera pour que les premières vingt à vingt-cinq minutes portent sur vous. Les individu·es ordinaires vous laisseront faire porter la conversation sur elleux pour les vingt à vingt-cinq premières minutes, après quoi iels voudront savoir ce qui vous intéresse et ce que vous attendez d’elleux. Si vous ne me croyez pas, il suffit d’essayer. Voilà comment on construit ses connaissances sociales.

Une des conséquences de l’organisation d’une conversation intentionnelle est que la perspective d’autrui a une grande valeur, et qu’écouter quelqu’un parler de ses histoires et de ses perceptions, de ses souvenirs et de ses difficultés, est plus important que de le·a presser d’ajouter son nom à une pétition ou de le·a convaincre de voter. Contrairement aux stratégies structurées à l’avance, contrôlées et impersonnelles que sont les sondages d’opinion et les groupes de réflexion, la conversation intentionnelle est un événement risqué et réciproque. La conversation intentionnelle va dans les deux sens. La personne à l’origine de la conversation n’est pas une éponge qui s’imprégnerait d’informations à propos de la vie de l’autre personne. Iel doit être prêt·e à se retrouver dans une situation vulnérable où ses propres passions sociales, ses valeurs, ses frustrations et ses inquiétudes seront exposées car dans une conversation intentionnelle, les individu·es retournent la situation en posant leurs propres questions :

      • Qui êtes-vous ?
      • Que voulez-vous ?
      • Pourquoi faites-vous ce que vous faites ?
      • Qui vous paye ?
      • Cherchez-vous à vous faire élire ?

Les leader·euses efficaces voudront savoir ce qui vous motive. Iels vous testeront, vous sonderont et chercheront à vous perturber. Vous devez être capable de rendre la pareille, d’avoir suffisamment d’amour-propre, de clarté et de flexibilité pour répondre aux initiatives d’autrui. C’est pourquoi il est nécessaire de percevoir la conversation intentionnelle non pas comme une structure rigide, mais comme une forme malléable qui peut être tordue, réformée et modifiée spontanément, en réponse à des demandes et possibilités qui ne peuvent pas être prédites à l’avance. Pas une seule conversation intentionnelle ne ressemble à une autre.

Dans un monde où la culture dominante considère que les téléphones portables, les pagers, les fax et les salles de chat en ligne ont rendu obsolète la communication en face-à-face, les organisateur·ices et les leader·euses qui s’engagent dans le travail intense qu’est la conversation intentionnelle comprennent que ces conversations rigoureuses nous touchent en profondeur d’une manière unique et irremplaçable, même si on ne revoit plus jamais la personne avec qui la conversation a eu lieu. Les conversations intentionnelles offrent aux questions commençant par « pourquoi », si souvent éludées, un espace dans lequel elles peuvent émerger.

      • Pourquoi les choses sont-elles comme elles sont ?
      • Pourquoi est-ce que je fais ce que je fais ?
      • Pourquoi est-ce que je ne consacre pas plus de temps à ce que je dis être important pour moi ?

Le fait de participer à ces dialogues rigoureux et existentiels n’est pas une perte de temps ; en fait, il s’agit d’une des manières les plus importantes et précieuses de passer notre temps. Il n’existe pas de substitut électronique à ces dialogues. Le sentiment de communauté n’a aucune chance d’émerger sans la conversation intentionnelle.

Une conversation intentionnelle n’a pas pour objectif de vendre ou promouvoir une idée ou d’amener l’individu·e à adhérer à une organisation. Nous devons écouter plutôt que parler, et poser des questions en s’appuyant sur ce que nous entendons. Qu’est-ce que l’individu·e pense et ressent ? Qu’est-ce qui le·a motive ? Quelle est leur priorité numéro un ? Vos yeux, vos oreilles, votre nez, votre instinct et vos intuitions sont vos outils de base dans ce type de conversation.

Des questions courtes et succinctes sont la clé.

      • Pourquoi est-ce que vous dites ça ?
      • Comment ça ?
      • Qu’est-ce que ça signifie pour vous ?
      • Pourquoi est-ce que c’est important ?

Vous devez être prêt·e à interrompre avec des questions brèves et précises comme celles-ci, mais pas à vous lancer dans vos propres discours. Une fois que vous avez posé une question, taisez-vous et écoutez, et soyez prêt·e pour la prochaine question. Tout l’art de la conversation intentionnelle réside dans ce mouvement de va-et-vient.

Dans la conversation intentionnelle, nous sommes à la recherche d’intérêts, de talents et de connexions tout au long du continuum des ethnies, des classes sociales, des religions et des appartenances politiques. Celleux qui sont à l’origine de ces conversations sont notamment à la recherche d’individu·es qui se situent au centre modéré du spectre politique, un grand nombre d’entre elleux devant être identifié·es afin de former le noyau d’une organisation à visée large efficace. La conversation intentionnelle est le point d’entrée dans la vie publique. Elle n’est jamais entreprise en vue de simplement apprendre à connaître une autre personne. Les conversations intentionnelles qui mènent au développement d’une amitié publique forment le noyau de l’action collective pour le bien commun.

La conversation intentionnelle n’est pas un simple bavardage, comme n’importe quel échange informel autour d’un café ou d’un verre. Dans les réunions informelles, nous prenons les gens comme iels se présentent à nous. Nous ne les poussons pas. Nous ne cherchons pas à creuser plus en profondeur. Nous ne demandons pas pourquoi, ou d’où une notion vient. Nous ne suggérons pas d’idées. Nous ne soulevons pas de possibilités. Nous ne posons pas de questions faisant appel à leur imagination : « Et alors, avez-vous considéré les choses sous cet angle-ci ? » « Comment vos parents auraient-iels réagi ? » « Comment vous seriez-vous senti si vous aviez été l’autre personne ? » Dans les conversations informelles de la vie quotidienne, nous ne montrons pas d’intérêt ou de curiosité profonds, et nous ne nous attendons pas à ce que l’autre en montre à notre égard. Celleux qui sont particulièrement efficaces dans le domaine des conversations intentionnelles apprennent qu’iels doivent être « au taquet » lorsqu’iels les réalisent – volontaires, concentré·es, et préparé·es à agiter autrui et à être agité·es en retour.

La conversation intentionnelle n’est pas voyeuriste. Il ne s’agit pas d’un moyen d’être indiscret vis-à-vis de la vie privée des gens. La différence entre l’indiscrétion et le fait de sonder autrui est importante. Lorsque les gens sont indiscret·es, leur curiosité est excessive ; iels essayent de forcer leur interlocuteur·ice à s’ouvrir. Sonder autrui se fait dans un but précis : il s’agit d’identifier les motivations centrales de son ou sa interlocuteur·ice.

Dans une conversation intentionnelle, les fondements de l’action ou l’inaction publique d’un·e individu·e sont mis à jour en le sondant. Si un·e habitant·e d’un quartier est furieux·se à cause d’un bâtiment abandonné et a cherché à organiser les autres, mais n’a réalisé aucune action directe, il est important de découvrir pourquoi. Les raisons personnelles qui amènent les gens à agir sont révélées dans leurs histoires : un grand-père ayant migré pendant la Grande Dépression pour installer sa famille aux Etats-Unis, ; une mère s’étant révélé un véritable modèle de courage et de force en surmontant l’anxiété et les privations de la guerre ; un frère exerçant une influence négative à laquelle la personne cherche à résister. Des histoires comme celles-ci ne se trouvent pas à la surface et n’émergent pas lors de bavardages informels. Seules des rencontres concertées et intentionnelles permettent de les révéler au grand jour.

L’approche de la conversation intentionnelle est sélective. A moins que je ne me fasse duper, je n’ai des conversations intentionnelles qu’avec des leader·euses. Et je progresse dans la chaîne alimentaire, en direction d’un pouvoir toujours plus grand. Et vous ne pouvez pas atteindre le pouvoir sans une accréditation.

En 1986, alors que j’étais à Johannesbourg, en Afrique du Sud, dans le cadre de mon travail d’organisateur, j’ai demandé et ai obtenu une conversation intentionnelle avec Desmond Tutu, qui venait alors d’être élu archevêque. La conversation était plutôt amicale, mais l’archevêque était agité par le refus du président, Botha, de le rencontrer. Après quelques minutes passées à l’écouter, j’ai dit : « Si j’étais Botha (Dieu m’en préserve), je ne vous rencontrerais pas non plus. » Il cracha : « Pourquoi dites-vous ça ? ». J’ai dit : « Parce que s’il vous reconnaissait, il devrait aussi reconnaître tous les autres Sud-Africains noirs. » L’apartheid ne permettait pas au pouvoir blanc de reconnaître les noirs. Audacieusement, j’ai dit « Vous auriez dû faire venir dix mille Sud-Africains noirs devant la Cathédrale de Johannesbourg lorsque vous avez été ordonné comme évêque de l’Eglise Anglicane ». Il a répondu : « Des noirs étaient présent·es dans la Cathédrale ». « Monsieur l’Evêque », ai-je dit, « si vous étiez sorti après l’ordination et que vous vous étiez adressé à dix mille anglicans noirs de manière militante, Botha vous aurait peut-être accordé un entretien. »

L’archevêque Tutu et moi nous sommes séparés en bons termes, mais cette conversation intentionnelle était particulièrement conflictuelle. Je l’avais provoqué sur le plan du pouvoir, du courage, et vis-à-vis du fait qu’il ne comprenait pas les intérêts de l’opposition.

Pourquoi restreindre les conversations intentionnelles uniquement aux leader·euses ? Tout d’abord, un·e leader·euse possède un réseau et peut fournir des follower·euses. L’intérêt de toute conversation intentionnelle dans le cadre de l’organisation des organisations est de trouver des leader·euses et de les mettre en relation, pas de répliquer des relations existantes ou de remplacer les leader·euses. Ensuite, les follower·euses ont tendance à décharger leurs problèmes sur vous, ce qui peut pomper toute votre énergie. Les follower·euses qui sont intéressé·es seront invités à participer aux assemblées et à des actions, et auront l’opportunité de devenir des leader·euses dans le cadre de l’organisation des organisations, mais vous ne pouvez pas organiser les organisations en vous appuyant sur les follower·euses. Le mot d’ordre des agent·es immobiliers est « l’emplacement est la clé ». Le mot d’ordre dans une conversation intentionnelle est « La sélection est la clé ». Si vous vous retrouvez coincé avec un follower·euse, il existe une solution pour vous sortir de cette situation. Dites simplement : « Présentez-moi à votre leader·euse ».

La conversation intentionnelle ne sert pas à trouver des individu·es qui partagent la même foi, la même classe sociale, les mêmes convictions politiques, ou tout autre type de point de vue. Les idéologues de droite ou de gauche ont tendance à rechercher la cohérence et la certitude. Le désintérêt de la grande majorité des américain·es modérés pour la politique électorale est en grande partie une réaction à l’insularité et l’étroitesse d’esprit des extrémistes libéraux·ales et des conservateurs de droite. Ces deux groupes finissent toujours par prêcher pour leur propre chapelle, utilisant leur propre langage, leur propre théologie fabriquée de toutes pièces, et leurs propres programmes. Les deux extrêmes communiquent ainsi : « Si vous voulez nous rejoindre, vous devez être comme nous – suivez la ligne du parti. » Aucun des deux extrêmes ne suggère que son programme est fluide, que sa tonalité ou stratégie peut être altérée, ou qu’on s’attend à ce que les nouveaux·elles-venu·es apportent quelque chose au programme. Aucun des deux groupes n’est organisé dans le sens décrit dans les présentes pages. A la place, iels cherchent à exercer une pression sur les individu·es à travers le courrier, les campagnes publicitaires télévisées, les lettres d’opinion, les groupes de discussion, et les études de marché, tout en gardant un œil attentif sur les sondages d’opinion. Mais les sondages ne permettent pas de mesurer l’intensité des individu·es ou leur soif de changement, tout comme ils ne permettent pas de créer de réelles relations entre les individu·es.

Pour terminer, la conversation intentionnelle n’est pas une technique, ou un raccourci électronique, mais une forme d’art. Les conversations intentionnelles ne sont pas des questionnaires de sciences sociales permettant de collecter des données, ou un énième groupe de discussion permettant de disséquer le public. En tant qu’elles nous permettent de découvrir l’esprit d’autrui dans son intégralité, les conversations intentionnelles offrent un contraste majeur avec les sondages d’opinion isolés et arbitraires.

 

      • Qui sont-iels ?
      • Qui sont leurs héros et héroïnes ?
      • Qui est-ce qu’iels n’aiment pas ?
      • De quoi rêvent-iels pour leur famille, ou leur congrégation, ou leur quartier ?
      • Que représente une vie réussie pour ellui ?
      • Peuvent-iels nous mettre en lien avec leur institution ?
      • Sont-iels ouvert·es à l’idée de vie publique et d’organisation ?
      • Sont-iels motivé·es par l’action ?

Tout comme l’art, la conversation intentionnelle prend une forme particulière, et requiert un certain nombre de compétences. Celleux qui initient les conversations doivent les utiliser de manière flexible et créative, plutôt que de manière formelle. Celleux qui deviennent particulièrement compétent·es dans l’art de la conversation intentionnelle ont appris à utiliser leur personne dans son intégralité – corps et esprit, charme, compassion, présence d’esprit, humour, et colère – dans ces rencontres intenses et focalisées.

Pour résumer ces points, la conversation intentionnelle :

      • Sert à développer une amitié publique ;
      • Se concentre sur l’esprit et les valeurs d’autrui ;
      • Requiert une concentration intentionnelle qui va au-delà de la conversation ordinaire ;
      • Nécessite de poser des questions et d’agiter autrui en profondeur ;
      • Requiert un certain degré de vulnérabilité de la part des deux interlocuteur·ices ;
      • Est réalisée de manière sélective, seulement avec les leader·euses ;
      • Permet de dépasser les barrières de l’ethnie, de la religion, de la classe sociale, des genres, et des appartenances politiques ;
      • Est une forme d’art qui requiert un développement patient et l’utilisation de compétences particulières.

Dans une bonne conversation intentionnelle, la connexion qui émerge entre les individu·es transcende le dialogue ordinaire de la vie de tous les jours. Les deux interlocuteur·ices ont l’opportunité de s’arrêter et de réfléchir à leur propre expérience de la distinction entre le monde tel qu’il est et le monde tel qu’il devrait être. C’est à ce moment-là qu’une nouvelle amitié publique peut émerger, à travers laquelle les deux interlocuteur·ices apprendront à être plus fidèles à qui iels sont réellement et à vivre de manière plus efficace et créative entre ces deux mondes. La plupart des techniques d’action que j’ai développées ces cinquante dernières années viennent en partie de ce que quelqu’un a dit lors d’une conversation intentionnelle.

Après la conversation

A l’issue de la conversation, le·a leader·euse ou l’organisateur·ice se pose plusieurs questions sérieuses.

      • Est-ce que cette personne est passionnée par l’état de notre monde tel qu’il est ou tel qu’il devrait être ?
      • Est-ce qu’elle a de la colère, des regrets, des souvenirs et une vision concernant l’état de notre vie publique ?
      • Qu’en est-il de son sens de l’humour ?
      • Existe-t-il un état de tension sain entre ses valeurs et la réalité ?
      • Est-ce que la personne m’a posé des questions à mon sujet, ou a montré de la curiosité à mon égard ? Était-elle suspicieuse vis-à-vis de la raison pour laquelle j’ai souhaité organiser une conversation ? Était-elle sceptique ?
      • Est-ce que des problèmes personnels liés à la famille ou au travail pourraient empêcher cette personne de participer et de contribuer à un collectif ?
      • Qu’apporterait-elle au processus d’organisation des organisations ?
      • Qui est dans son réseau ? Avec qui m’a-t-elle mis en contact ?
      • Cette personne est-elle bien intégrée – capable de dépasser les barrières ethniques, religieuses et de classe ?
      • Ai-je vu émerger une certaine confiance ou affection entre nous ?
      • Est-ce que je devrais contacter cette personne à nouveau le mois prochain, ou devrais-je oublier de le faire ?
      • Quel suivi serait le plus approprié ?

Pour tirer le maximum du temps et de l’énergie nécessaires à l’organisation et la réalisation d’une conversation intentionnelle, il est crucial de développer l’habitude de prendre un peu de temps pour réfléchir à des questions comme celle-ci, et de noter quelques mots-clés dans un carnet ou sur des fiches à consulter avant la conversation suivante. Si vous ne le faites pas, après cinquante conversations intentionnelles, vous aurez oublié ce qui s’est dit dans la conversation numéro seize.

Un défi pour vous

La conversation intentionnelle est une approche sophistiquée permettant d’organiser de manière efficace dans n’importe quel aspect de la vie quotidienne. Il s’agit d’une technique simple, mais elle n’est pas facile pour autant. Il s’agit d’une étape brève pendant laquelle les deux mondes – celui qui est et celui qui devrait être – se superposent un court instant. Si la tension entre les deux mondes que j’ai décrits dans le chapitre précédent et les conversations intentionnelles que j’ai décrites dans le présent chapitre a captivé votre imagination, la prochaine étape pour vous est de développer une connaissance sociale et basée sur l’expérience de ce type de conversation. Dans ce but, vous devez agir. Organisez une rencontre avec une personne qui ne fait pas partie de votre cercle familial ou d’ami·es. Créez votre propre accréditation. Passez un coup de fil pour décider d’une date et d’une heure qui conviennent à la personne. Prenez une demi-heure pour faire des recherches sur ses intérêts et ses valeurs, en lien avec la communauté dont vous faites partie. Soyez prêt·es à être transparent·e à l’égard de vos propres préoccupations et priorités. Quand la réunion est terminée, utilisez les questions listées plus haut pour réfléchir à ce qu’il s’est passé. Imaginez la personne que vous avez rencontrée au sein d’un collectif, avec d’autres personnes, luttant pour le changement vis-à-vis d’enjeux liés à ses intérêts propres.

Vous saisirez l’idée après une trentaine de ces réunions. Pourquoi ne pas essayer ? Quelle est la pire chose qui pourrait vous arriver ? Qu’iels vous mettent à la porte ! Construisez votre vie publique. Prenez ce risque. Ça pourrait vous plaire.

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