Initiation au community organizing

Module 3

Quels sont les principes fondamentaux du community organizing ?

Temps de lecture estimé : 20 minutes

Ce troisième module vise à distinguer le community organizing des autres formes d’action sociale, en présentant ses deux principes fondamentaux : « Sans pouvoir, point de justice » et « L’humain d’abord, le programme ensuite ».

Afin de présenter ces principes de façon concrète, nous les illustrerons par leur mise en pratique dans la ville britannique de Colchester (200 000 habitants), où j’ai exercé le métier d’organisateur pendant plus de deux ans.

Vous êtes prêts ? C’est parti !

 

Commençons par une définition.

Le community organizing (ou « organisation collective » en français) est une méthodologie permettant aux citoyens de construire un pouvoir collectif, durable et responsable, qui leur permet de se mobiliser efficacement sur la durée.

Cette définition nous montre à quel point le community organizing est finalement quelque chose de simple : bâtir du pouvoir collectif pour mieux agir ensemble. Toutefois, cette simplicité peut être un piège, car s’organiser est en réalité une démarche technique et exigeante. En effet, pour créer des coalitions de citoyens capables de changer durablement les rapports de force dans l’espace social, il est nécessaire de respecter avec rigueur certains principes exigeants. C’est pourquoi nous vous proposons, dans le module d’aujourd’hui, de découvrir deux principes fondamentaux du community organizing, qui distinguent radicalement cette méthodologie des autres formes d’action sociale.

 

Premier principe :
Sans pouvoir, point de justice.

En Septembre 2015, la médiatisation de la mort d’Alan Kurdî (exilé dont l’embarcation avait fait naufrage au large de la Turquie) avait entraîné une vague d’indignation au Royaume-Uni. De nombreuses organisations de la société civile, indignées par l’évènement, souhaitaient alors s’engager plus avant dans l’accueil des exilés syriens.

Toutefois, dans la région de l’Essex, les élus locaux craignaient que leur soutien public à des exilés tourne en leur défaveur et pèse dans le résultat des prochaines élections, ce qui rendait bon nombre d’actions sociales caduques. En effet, une pétition pour l’accueil des exilés avait reçu des milliers de signatures mais était restée lettre morte. Quelques mobilisations avaient été organisées avec succès, mais elles n’avaient pas eu de résultats concrets. Des actions de sensibilisation avaient eu lieu dans toute la ville, mais elles n’avaient pas influencé le Conseil Municipal.

Ce qui empêchait concrètement l’accueil des exilés, c’était le calcul politique des élus qui plaçaient leur réélection avant leur devoir moral. Dès lors, seule la constitution d’un pouvoir collectif local, capable de peser dans ce contexte électoral, pouvait changer ce calcul politique.

C’est pourquoi quinze associations locales (qui représentaient des milliers de citoyens) firent le choix de se réunir en une coalition dédiée à l’accueil des exilés syriens. Elles s’accordèrent ensuite pour envoyer une lettre collective au maire et exprimer leur souhait de faire campagne pour l’accueil de 50 familles d’exilés syriens à Colchester. Cette stratégie fut payante : le maire, impressionné par l’étendue de cette coalition, souhaita immédiatement rencontrer les organisations. Après une première négociation, le Maire accepta de participer à une grande marche pour l’accueil des exilés, et d’y prononcer un discours sur l’engagement du Conseil Municipal en faveur de l’accueil des demandeurs d’asiles. La marche fut un succès et démontra que la coalition était capable de mobiliser beaucoup de citoyens. Et quelques semaines plus tard, après de nouvelles négociations, le Conseil Municipal vota finalement une motion statuant l’accueil de 50 familles d’exilés syriens à Colchester.

– Marche pour l’accueil des exilés syriens à Colchester –
 
Cet exemple invite les citoyens à avoir un regard critique sur leurs pratiques militantes quotidiennes, telles que la signature de pétitions, la sensibilisation ou l’action directe symbolique. Car en réalité, ces pratiques sont insuffisantes et n’ont qu’un impact limité sur le monde tel qu’il est. En effet, les décideurs publics ou les grandes entreprises détiennent un pouvoir (financier, décisionnel, etc.) qui leur donne une capacité à imposer leurs intérêts aux citoyens individuels. Par exemple, à Colchester, ce n’était pas l’absence de connaissances ou d’ouverture d’esprit qui empêchait les élus de prendre une décision humaniste, mais plutôt un calcul politique. C’est pourquoi les campagnes de sensibilisation ou de pétition menées par les activistes n’avaient que peu d’influence sur leurs décisions. En revanche, la coalition citoyenne née d’un effort d’organisation est devenue un acteur incontournable avec lequel les élus se sont trouvés contraints de négocier. Face aux intérêts des puissants, les citoyens doivent alors privilégier la construction d’un pouvoir collectif, seul capable de s’y opposer.

En résumé, « Sans pouvoir, point de justice » signifie qu’en-dehors du pouvoir des citoyens rassemblés, les autres leviers de l’action sociale sont insuffisants. Dès lors, le community organizing encourage les citoyens à se focaliser avant tout sur le développement de leur pouvoir collectif, plutôt que sur l’expression directe de leur indignation.

– « Pique-nique de l’amitié » organisé pour accueillir les exilés syriens et lutter contre la xénophobie –

 

Second principe :
l’humain d’abord, le programme ensuite.

A Colchester, la victoire de la campagne pour l’accueil des exilés fit localement naître le désir d’explorer plus en détail le community organizing. Plusieurs organisations locales, telles que les syndicats, l’Université de l’Essex, quelques lycées, un bailleur social, la Banque Alimentaire et une radio en langue polonaise firent alors le choix de s’associer pour créer une Coalition Citoyenne, à l’image de celle créée par Saul Alinsky à Chicago. En quelques mois, ces nouveaux alliés prirent l’habitude de se retrouver pour discuter de leurs difficultés et de leurs espoirs, dans un esprit de confiance et d’ouverture. Avec le temps, ce processus de rapprochement contribua à développer leurs relations de travail ainsi que leur capacité à organiser des actions collectives.

Toutefois, il n’existait pas encore d’agenda commun qui soit propre à la Coalition Citoyenne et qui puisse la guider dans son action. Ses membres décidèrent alors d’organiser une ambitieuse campagne d’écoute qui dura près d’un an, et pendant laquelle 500 bénévoles collectèrent plus de 5 000 témoignages d’habitants permettant, au printemps 2018, d’établir le programme de la Coalition Citoyenne. Au sein de ce programme, la question du droit des femmes apparut comme une préoccupation majeure pour les membres de la Coalition. C’est pourquoi, après plus de deux ans d’existence, les premières actions de la Coalition portèrent des revendications en ce sens, auprès des élus et des employeurs locaux.

– Lycéens de Colchester engagés dans la campagne pour l’accueil des mineurs isolés de Calais –

En préférant la lente création de relations entre citoyens à l’action immédiate, la société civile de Colchester a fonctionné à rebours de la plupart des mouvements sociaux. En effet, plutôt que d’établir un programme d’action autour duquel elles essayeraient de mobiliser une alliance ponctuelle, les associations de Colchester firent le choix de bâtir une coalition qui se doterait ensuite d’un programme. En ce sens, « l’humain d’abord, le programme ensuite » signifie que le community organizing n’est pas pratiqué par une avant-garde militante qui cherche à rassembler les citoyens autour de ses opinions. Au contraire, l’organisation collective suppose avant tout une activité de dialogue entre des citoyens d’horizons très différents et aux opinions parfois divergentes, qui cherchent à dépasser leurs préjugés pour mieux s’engager ensemble dans des actions collectives qui ne sont pas prédéfinies à l’avance. C’est une posture exigeante, puisqu’elle implique d’inscrire son action dans un temps très long, et de ne surtout pas se précipiter dans l’action. Mais en rassemblant des individus et des organisations en-dehors de tout programme préétabli, le community organizing donne un sens nouveau à la convergence des luttes : la création de relations humaines solides qui permettent ensuite de faire émerger un programme d’action commun entre citoyens engagés.

– Action festive organisée par la Coalition Citoyenne de Colchester pour défendre le droit des femmes –

 

En résumé, pourquoi faut-il des principes à l’organisation collective ?

Lorsque l’on découvre le community organizing, il peut être tentant de rapprocher cette pratique originale des formes d’action sociale que l’on connaît déjà. Par exemple, de nombreux activistes adeptes des coups d’éclats médiatiques voient chez Alinsky une sorte d’ancêtre de l’action directe non-violente, chez qui l’on pourrait emprunter quelques bonnes idées. Toutefois, derrière le « shit-in » et autres idées amusantes, il y a une démarche méticuleuse et contraignante à l’oeuvre.

Le community organizing se dote donc de principes qui ont pour vocation d’encadrer cette démarche et de s’assurer qu’elle mène à la patiente construction d’un pouvoir collectif, plutôt qu’à quelques victoires fugaces.

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