Initiation au community organizing
Module 1
Le community organizing, d’où ça vient ?
Temps de lecture estimé : 15 minutes
Ce premier module vise à donner un aperçu clair et synthétique des origines du community organizing, en explorant son histoire, sa définition et sa traduction concrète dans le vocabulaire français de l’action sociale.
Vous êtes prêts ? C’est parti !
– Quartier de Back of the Yards (Chicago) dans les années 1930 –
Les origines du community organizing :
Tout commence à Chicago.
Dans les années 1930, la Grande Dépression fait des ravages aux Etats-Unis. Le quartier de Back of the Yards, à Chicago, est le noir reflet de cette époque. C’est un véritable enfer à ciel ouvert : une concentration d’habitats insalubres, construits à la hâte et ayant accueilli les vagues successives de migrants venus trouver du travail dans les gigantesques abattoirs de la ville.
Polonais, Lithuaniens, Slovaques, Tchèques, Irlandais, Allemands et Mexicains se côtoient ainsi dans un climat de défiance et d’animosité. Par ailleurs, comme le taux de chômage est supérieur à 20%, beaucoup de jeunes du quartier sont désœuvrés et sont tentés de rejoindre les rangs de la Mafia locale, alors en plein essor.
Du travail social à la convergence des luttes.
C’est dans ce contexte délétère qu’un jeune travailleur social, Saul Alinsky, arrive dans le quartier pour y accomplir une enquête sociologique.
Chargé d’étudier le fonctionnement des gangs d’adolescents, il noue peu à peu des relations de confiance avec leurs membres et devient, par la force des choses, l’animateur social du quartier. Fort du respect qu’il a réussi à obtenir, il multiplie alors les entretiens individuels avec les jeunes qu’il rencontre et fait un constat extrêmement novateur pour la sociologie de l’époque : la délinquance n’est pas une déviance individuelle mais un fait social global. En d’autres termes, pour combattre la délinquance efficacement il faut avant tout s’attaquer à ses causes profondes et collectives (telles que le chômage, la pauvreté et l’exclusion).
– Saul Alinsky –
Une coalition d’un genre nouveau.
Alinsky fait alors le pari d’inventer une nouvelle forme d’action sociale, qui soit en accord avec les constats de son enquête. Puisant dans les méthodologies d’action syndicale, il s’efforce de lutter contre la délinquance de Back of the Yards en organisant le tissu social local pour que celui-ci puisse à la fois mieux intégrer les jeunes à la vie du quartier mais aussi lutter contre les injustices sociales qui frappent tous les habitants.
Grâce à un fort charisme personnel et à une imagination sans limites, Alinsky réussit ainsi à convaincre, les unes après les autres, plus de 100 organisations du quartier pour qu’elles rejoignent une coalition dédiée à la lutte contre les problèmes collectifs des habitants. Associations, syndicats, églises, petits commerces, clubs sportifs et collectifs de jeunes mettent de côté leurs différents et s’engagent ainsi dans une concertation et un combat permanents pour lutter contre le chômage, l’insalubrité des logements ou encore les conditions de travail déplorables qui règnent dans les abattoirs.
Ce qui devait être un simple programme de prévention de la délinquance devient une institution indépendante capable de faire trembler les bailleurs voyous, les employeurs véreux et même jusqu’au Maire de Chicago, lors d’un évènement resté fameux : le « shit-in » (voir l’encadré ci-dessous).
Le community organizing – c’est-à-dire l’organisation collective des citoyens en vue de combattre les injustices sociales – est né.
– Manifestation contre l’insalubrité des logements à Back of the Yards –
Un exemple d’action originale
menée par Saul Alinsky : le « shit-in »
Fort du succès de Back of the Yards, Saul Alinksy est invité dans d’autres quartiers de Chicago pour y faciliter la création de nouvelles alliances locales capables de lutter pour la justice sociale et le bien commun.
Or, dans l’un de ces quartiers (celui de Woodlawn), la coalition émergente qu’il parvient à créer est si efficace qu’elle se trouve rapidement en position de négocier son programme de rénovation urbaine directement avec la Mairie, plutôt que de se le voir imposer. Malgré tout, les choses ne se passent pas sans accroc. Le Maire, pressé par ses soutiens financiers et ses liens avec la Mafia, revient bientôt sur l’accord qu’il avait passé avec les habitants de Woodlawn et décide d’ignorer leurs requêtes.
Face aux mensonges de leur Maire corrompu, les citoyens décident de contre-attaquer, en s’en prenant à sa plus grande fierté : l’aéroport de Chicago.
Alinsky raconte : « C’est là où nous avons décidé d’agir. Nous avons envoyé des gens à l’aéroport pour faire une étude compréhensive et intelligente du nombre de toilettes payantes et d’urinoirs qu’on trouvait dans tout le complexe O’Hare et évaluer de combien d’hommes et de femmes nous avions besoin pour organiser le premier « shit-in » du pays. Il s’est avéré que nous avions besoin de 2500 personnes, ce qui n’était pas un problème pour les habitants de Woodlawn. Pour les toilettes fermées, il suffisait que les gens donnent une pièce à la dame-pipi puis se préparent à attendre ; nous avions prévu pour eux de quoi manger et de quoi lire pour passer le temps. Qu’est-ce que des passagers désespérés seraient prêts à faire : forcer la porte des toilettes et demander leur occupation légitime ? Cela signifiait que les toilettes des femmes pouvaient être complètement occupées ; et chez les hommes, nous nous serions occupés des cuvettes et aurions préparé des groupes mobiles pour passer d’un urinoir à l’autre, faisant la queue à quatre ou cinq et passant cinq minutes avant d’être remplacé par un co-conspirateur, pour ensuite se diriger vers d’autres toilettes. Une fois encore, est-ce qu’un pauvre gars patientant au bout de la queue dirait : « Eh mec, tu en mets du temps à pisser » ? «
Alors que le plan est prêt et qu’ils se préparent à le mettre à exécution, la menace parvient aux oreilles du Maire. Alinsky en profite : « Une fois encore nous avons eu des fuites – excusez-moi, un lapsus freudien – chez un informateur de l’administration municipale et la réaction a été instantanée. Le jour suivant, les représentants de notre coalition étaient convoqués à la mairie pour une conférence avec les collaborateurs du Maire qui leur ont assuré qu’ils avaient, bien sûr, l’intention de tenir leurs engagements et qu’ils ne pourraient jamais comprendre comment on pouvait avoir l’idée que le Maire puisse un jour ne pas tenir une promesse. Il y eut de chaudes poignées de mains, la ville tint promesse et ce fut la fin de notre « shit-in ». »
Au-delà d’Alinsky : actualités du community organizing
Dans le monde anglo-saxon, on considére aujourd’hui Alinsky comme un repère historique utile mais dépassé. Ses écrits sont désormais dans l’ombre de ses successeurs, tels qu’Ed Chambers ou Michael Gecan, qui ont développé une armature conceptuelle plus solide pour encadrer le community organizing (réflexion profonde sur la définition du pouvoir, de la vision politique et de l’action). Par ailleurs, de nombreux continuateurs d’Alinsky ont pu s’inspirer des principes fondamentaux de son travail (qui seront explicités dans le second module) mais en ont changé la pratique quotidienne. Des mouvements tels que Faith in Action, ACORN ou le renouveau syndical américain ont ainsi chacun développé une méthode qui leur est propre et qui vise à adapter le community organizing aux enjeux du 21ème siècle.
Le community organising a donc bien changé depuis ses premiers pas à Chicago. Et la flamboyance d’Alinsky, qui organisait des actions spectaculaires comme le fameux « shit-in », a laissé place à un travail de patience, d’écoute et de refonte en profondeur de la société civile. Les actions imaginatives et éclatantes sont toujours au programme, mais celles-ci reposent désormais sur une méthodologie fine de construction progressive d’un pouvoir citoyen, à laquelle les prochains modules de cette formation seront consacrés.
En résumé, le community organizing, c’est quoi ?
Le community organizing est une méthode originale d’action sociale qui vise à créer des coalitions de citoyens. Ces coalitions disposent alors d’un pouvoir collectif, qui a vocation à s’exercer de façon durable et responsable, pour faire progresser la justice sociale et le bien commun.
Très bien. Mais comment peut-on alors traduire community organizing en français ? Car si, dans le contexte anglo-saxon, le terme « community » est très positif, le concept français de « communauté » provoque plutôt la suspicion.
En effet, même si au Québec on traduit community organizing par organisation communautaire, il est important d’en proposer une autre traduction pour bien montrer qu’il ne s’agit pas d’une « organisation des communautés » mais plutôt d’une « organisation de la communauté ».
« Organisez-vous ! » préfère donc parler d’organisation collective pour décrire la pratique du community organizing en contexte français. Cette traduction s’inscrit d’une part dans un souci de bien retranscrire l’esprit de cette méthode (créer du collectif), mais aussi dans un désir de s’inscrire dans la longue histoire des luttes collectives (et en particulier syndicales) dont beaucoup se sont réclamées de principes proches de ceux d’Alinsky.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez en savoir plus sur Saul Alinsky et sa pratique de l’organisation collective, nous vous recommandons la lecture de l’interview qu’il avait accordée en 1972 au magazine Playboy (et oui!). C’est un texte percutant, incisif et stimulant, qui encourage à s’organiser pour un monde meilleur.
Intéréssé-e ? Alors c’est par ici pour l’interview d’Alinsky !
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