Les Archives de Cause Commune
Entretien réalisé par Jean Michel Knutsen.
Transcription réalisée par Henrique Lody en juillet 2023.
Cause Commune est une démarche d’animation sociale et de développement. Cette expérience, lancée en 2001 au sein du Secours Catholique – Caritas France, vise la mobilisation d’habitant.es de cinq quartiers populaires en Isère. Il s’agit de faire en sorte que ceux-ci agissent par elles et eux-mêmes, en lien avec leur environnement, afin de provoquer des changements positifs dans leurs conditions d’existence et celles de leurs concitoyen.nes.
Après quelques années d’expériences comme animatrice en Isère dans des quartiers populaires au sein de l’équipe Cause Commune, Anne Catherine Berne est responsable d’un Département « Territoires et Développement Social » au sein du Secours catholique Caritas France. Ce département soutient des acteur.ices bénévoles et salarié.es engagé.es dans des démarches de changement social local.
Vous pouvez retrouver cet entretien complet en audio et plein d’autres sur les thématiques de l’animation de territoire, sur le site des podcasts du Secours Catholique :
- Episode 1
- Episode 2
- Episode 3
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Les Archives de Cause Commune
(SOURCE : SECOURS CATHOLIQUE)
CC étape 1 juin 2001 CC étape 10 juillet 2006
CC étape 2 janvier 2002 CC étape 9 juillet 2005
CC étape 3 juillet 2002 CC étape 8 janvier 2005
Organisez-Vous : Bonjour Anne-Catherine, et merci de participer à cet entretien sur l’expérience de “Cause Commune”. Avant de parler du projet en tant que tel, on souhaiterait d’abord en savoir un peu plus sur toi. Est-ce que tu peux nous parler un peu du contexte dans lequel tu as rejoint “Cause Commune” ?
Anne-Catherine Berne : Je sortais de l’université et j’étais bénévole à l’époque au Secours Catholique, dans une équipe qui menait des projets avec des jeunes venant de quartiers populaires, en suivant la pédagogie des Scouts et Guides de France. Cette expérience a été marquante pour moi, car je me suis aperçu qu’on menait les projets à la place des jeunes, sans partir d’elles et eux. Cela a été un gros échec, qui a mené à une grosse remise en question pour moi. J’ai compris que l’animation doit être au service des personnes mais doit se faire avec et à partir de leurs envies.
Crédits : Anne-Catherine Berne / Secours Catholique
Qu’est-ce qui s’est passé concrètement ? Et pourquoi d’après toi est-ce que ç’a été un échec ?
Chaque année on portait l’organisation d’un camp scout avec ces jeunes, en faisant le pari d’un séjour qui mette vraiment en œuvre la pédagogie des Scouts et Guides de France. Et pour mener à bien ce projet, on voyait les jeunes toute l’année, et le point d’orgue de toutes ces rencontres, c’était ce fameux camp scout. Or, une année, on est parti·es de Saint-Étienne au Pays Basque avec un groupe d’environ 25 jeunes. Et on a eu dès le début un clash. On a peut-être été moins vigilant·es à ce que le projet soit co-construit avec les jeunes. Parce que notre imaginaire n’éveillait rien chez elles et eux. La dynamique de groupe ne prenait pas et nous les animateur.ices, on était dans notre bulle. On avait construit un truc qui nous allait bien mais qui n’allait pas aux jeunes et le lien entre l’équipe d’animation et les jeunes ne s’est pas fait. Du coup, ça a été deux semaines et demie difficiles.
Au même moment, un animateur qui était salarié du Secours Catholique à l’époque me dit “il y a une réflexion qui est en train d’être menée au Secours Catholique sur la mobilisation d’habitant·es dans des quartiers populaires”. J’avais comme une forme de conviction que c’était possible et en même temps, je sortais de cet échec cuisant. J’ai tout de même postulé sur le poste, avec une expérience d’animation de groupe de jeunes et une bonne connaissance de ce type de territoires hyper urbains ( j’ai vécu à Vaulx-en-Velin pendant toutes mes études). Et puis j’ai été prise ! Le Secours a cette capacité d’accueillir des personnes qui n’ont pas forcément une formation académique, donc on m’a fait confiance.
Cause Commune donc, c’est une expérimentation à Grenoble du Secours Catholique, pour aller à la rencontre des habitantes et des habitants et organiser des démarches participatives. Est-ce que c’est une bonne façon de le décrire ?
Oui, c’est ça, c’est effectivement le choix d’aller dans des quartiers populaires en territoire urbain et d’aller expérimenter la mobilisation d’habitant·es et des acteur·ices qui agissent sur ces territoires.
Combien de temps a duré le programme exactement ?
L’expérience a démarré en 2001. On a commencé sur trois quartiers et puis après, on s’est investi·es sur trois autres quartiers. Et on a quitté ces territoires là en 2012, 2013 au plus tard. Donc plus de 10 ans d’expérimentation.
Qui était à l’initiative du projet ?
C’est vraiment Jean-Luc Graven qui était et est resté chef de projet sur toute la période. Il a eu un long parcours au Secours Catholique, pendant lequel il a eu plusieurs fonctions, principalement de délégué. Par ailleurs, c’était une période où le Secours Catholique faisait beaucoup de partages d’expériences avec ses partenaires internationaux, notamment avec des immersions et des rencontres qui permettaient de pousser certaines réflexions.
Au Secours Catholique, on était reconnu·es pour des actions autour de l’accompagnement individuel, de dons matériels, d’aide financière. C’est pourquoi nos partenaires internationaux nous ont invité·es à réfléchir à des enjeux plus globaux, plus collectifs. Par exemple, que fait le Secours pour lutter contre la pauvreté elle-même ? Par exemple, la Caritas India a mené toute une réflexion là-dessus en se disant “en Inde, quand on regarde les enjeux de pauvreté, on ne peut pas se situer dans une forme d’aide matérielle et financière, c’est impossible.” En découvrant cela, Jean-Luc Graven s’est laissé bousculer et s’est dit “à un moment, si on veut vraiment avancer, tenter quelque chose de collectif, il faut en avoir des moyens”. Il a choisi de quitter son poste de délégué départemental et a proposé la création du programme qui s’est ensuite appelé “Cause Commune.”
Crédits : Anne-Catherine Berne / Secours Catholique
Est-ce que le community organizing faisait partie des inspirations du programme ?
Dans toute cette période d’exploration, on s’est nourri·es d’écrits de personnes qui avaient formalisé une manière de mobiliser des habitant·es autour d’une préoccupation commune. Les personnes qui ont construit le programme avaient des sources d’inspiration différentes qui ont été mises dans une sorte de pot commun. Et là, il y a eu effectivement Alinsky mais aussi Paulo Freire, et Adalberto Barreto aussi sur la mobilisation dans les favelas autour des questions de santé. Moi, je me suis formée avec Charles Rojzman qui a développé toute une réflexion autour de la thérapie sociale et de la notion de conflit. Nos partenaires à l’international nous ont aussi beaucoup nourris. Je pense à l’Inde, au Québec où ils se concentraient beaucoup sur les pédagogies actives. C’était très fort. Et chaque fois, on s’inspirait mais sans prendre pour argent comptant.
Crédits : Anne-Catherine Berne / Secours Catholique
Pourquoi “Cause Commune” ? Pourquoi cette expression là ?
Ce nom a émergé assez rapidement. En effet, on ne voulait pas se présenter tout de suite comme “Secours Catholique” pour faire barrage aux représentations que les gens peuvent avoir de nous comme “organisation caritative”. Et du coup l’expression “Cause Commune” est venue pour traduire le sens collectif de notre démarche, tournée vers la mobilisation plutôt que le service individuel. Après, il y a eu une deuxième étape où les habitant·es ont cherché·es des noms qui convenaient à leurs collectifs. Mais au départ, ils disaient “ben, je vais à Cause Commune” !
Crédits : Anne-Catherine Berne / Secours Catholique
Pourquoi commencer à Grenoble ?
Parce que l’ancrage de Jean-Luc Graven était dans l’Isère. Il connaissait bien le territoire et beaucoup d’acteur·ices de terrain, ce qui nous a aidés au tout début à cibler les quartiers sur lesquels on allait s’investir. Par ailleurs, sur Grenoble, il y avait un bon terreau autour de la participation des habitant·es. L’ancien maire (Hubert) Dubedout avait porté cette question là, avec par exemple l’animation des conseils de quartier. Dans le même temps à cette époque, en 2000-2001, deux autres délégations du Secours Catholique se sont engagées dans des démarches un peu similaires : l’Essonne et les Yvelines. Il y avait plus de moyens sur les délégations en Isère mais tout de même 3 délégations qui se sont dit en même temps : “on part à l’aventure”.
Donc vous n’êtes pas parti·es seul·es. Vous aviez vraiment le soutien du Secours et d’autres délégations qui tentaient les mêmes expertises. Et vous n’êtes pas non plus parti·es sur un terrain soit hostile, soit qui soit une page blanche. Il y avait déjà un petit filet de contacts.
C’est ça. On avait choisi des territoires qui étaient propices où on savait qu’on avait le soutien par exemple de la ville de Grenoble. Mais on avait choisi aussi un territoire où on savait que potentiellement on pouvait avoir un peu d’adversité, le territoire de Saint-Martin-d’Hères. On souhaitait avoir des territoires un peu divers pour tenter des choses un peu diverses.
Vous étiez combien sur le terrain à ce moment-là ?
On avait constitué une petite équipe de trois personnes avec un chef de projet et deux animateur·ices. Et puis, on a eu aussi des coups de main de bénévoles qui sont venu·es ponctuellement sur ces territoires sur des sujets assez spécifiques. C’était un choix fort à l’époque de mettre autant de moyens sur un projet de mobilisation.
C’est donc une expérimentation qui a duré en tout plus de 10 ans. Est-ce que c’est la temporalité que vous aviez envisagée dès le début ?
En fait, le Secours Catholique nous avait plutôt donné trois ans, en disant qu’au bout de cette première période, il y aurait une évaluation externe pour tirer les enseignements de ces expériences. C’était une bonne durée pour nous : même si on voyait que ça n’avançait pas vite sur le terrain, ça nous donnait quand même un cap à tenir. Au bout de trois ans, l’évaluation a pu montrer les fruits de ce travail-là. Entre temps, il y avait d’autres acteur·ices au Secours Catholique qui s’étaient engagé·es dans ce type de démarche donc on était moins seul·es aussi
Quelle était votre vision à l’époque ? Comment imaginiez-vous le succès du programme ?
Alors le rêve, c’était quand même d’avoir une mobilisation massive des habitant·es. On avait fait tout un calendrier pour se dire ce qu’on imaginait. Mais au bout de deux ans, on a senti que ces prévisions étaient complètement en décalage avec ce qu’on allait vraiment pouvoir développer. Ce qui nous a aidés à revoir nos objectifs à la baisse, c’est une conversation avec nos partenaires québécois, qui nous ont dit : “si on arrive à mobiliser 1% de la population sur un territoire, on peut dire que c’est une bonne mobilisation.” Pour nous, ça a été comme une libération parce que sur certains territoires, on était au-delà de 1% de la population. Et on s’est dit “après ça, c’est tout bonus”.
Est-ce que toi, tu avais déjà des thématiques en tête sur lesquelles les gens pouvaient partir en termes de combat collectif ou d’action collective ?
Un de nos points de départ, c’est qu’on s’est dit, on part sans projet et sans thématiques. Moi j’étais jeune professionnelle et je me sentais légitime sur aucun sujet. Je n’avais pas été formée sur la question du logement. Et on avait été recruté·es d’ailleurs avec mon collègue de l’époque là-dessus, sur l’idée de partir sans a priori. Est-ce qu’on va agir sur le logement, l’éducation, la sécurité, l’aménagement du territoire ?… Tout était possible en fait. Et ça m’a peut-être aidé dans ma posture, à me situer aux côtés des habitant·es et pas comme quelqu’un qui allait pouvoir leur faciliter le montage d’un projet par exemple.
Crédits : Anne-Catherine Berne / Secours Catholique
C’est d’une radicalité assez folle de se lancer sans projet. Très peu d’associations font ça !
Oui ! Notre force, c’est qu’on avait le temps de l’écoute.
Donc ça y est, le cadre est posé. Vous avez des ressources, une petite équipe. C’est quoi la méthodologie ?
Alors, il y a eu d’abord 4-5 mois où il fallait choisir les territoires sur lesquels on allait s’engager. On avait fait le choix de trois territoires. Pourquoi trois ? Parce qu’on voulait s’engager dans des territoires assez divers. En même temps, on ne voulait pas se situer dans les grands ensembles à Grenoble, comme les quartiers de la Villeneuve ou Mistral, qui sont très difficiles. On avait en tête de choisir des zones qui étaient moins stigmatisées mais plus oubliées, avec moins de propositions institutionnelles et associatives. Il y a eu toute une phase de réflexion avec le Conseil départemental, la mairie, des acteur·ices que Jean-Luc Graven connaissait. Et puis nous avons aussi fait des visites de terrain, parce qu’il y a aussi quelque chose de l’ordre du ressenti : est-ce qu’on se sent de venir chaque semaine dans ces territoires-là ?
Finalement on est tombé·es d’accord sur trois territoires, dans deux municipalités différentes : dans la ville de Grenoble, et à Saint-Martin-d’Hères. Il y avait une copropriété et deux quartiers de logements sociaux.
Une fois les territoires choisis la première étape de la démarche a été “d’aller vers” les acteur·ices de ces territoires. Particulièrement les habitant·es, tout en se disant qu’on allait aussi se présenter à l’ensemble des acteur·ices présent·es sur ces territoires. Avec en ligne de mire, la création d’un collectif.
Le “aller vers”, qu’est-ce que ça veut dire concrètement ?
Rencontrer les gens pour discuter, avec cette difficulté qu’on a toutes et tous vécue : trouver l’accroche qui va nous permettre de rencontrer quelqu’un et d’évoquer avec lui ou elle son quartier, son histoire, ses galères du quotidien, et la possibilité de monter un collectif avec ses voisin.es. C’est assez simple en fait, il n’y a pas besoin de beaucoup de prérequis.
Concrètement, on allait dans les quartiers à des horaires différents de la journée pour rencontrer des acteur·ices différent·es, avec la possibilité aussi de retrouver des personnes avec lesquelles on avait déjà dialogué. Et ces personnes nous en faisaient rencontrer d’autres. Chaque fois, c’était une aventure nouvelle : on ne sait pas qui on va rencontrer, si les personnes vont être disponibles pour nous. Et malgré tout, on a reçu un très bon accueil : les personnes sont très très généreuses dans leur envie de dialoguer avec quelqu’un.
Comment se passait le premier contact ? Vous abordiez les gens dans la rue ? Vous faisiez du porte-à-porte ? Des conversations en pied d’immeuble ?
Alors, on avait une intuition qu’il fallait plutôt rencontrer les personnes dans la rue et pas de porte à porte.
Et ils ne nous ont pas envoyé.es nous balader. Certains nous disaient “voilà, on n’est pas disponibles”. Très bien. Et puis des fois, ils nous disaient : “Ah ben aujourd’hui, je ne suis pas disponible mais si vous revenez une autre fois, pourquoi pas ?” Et quand même la plupart du temps les gens étaient disponibles pour 5 à 10 minutes.
Crédits : Anne-Catherine Berne / Secours Catholique
Est-ce que tout le monde s’arrêtait ?
Oui, c’était assez divers. Mais ça dépendait aussi des horaires de nos visites. On se donnait à chaque fois un cadre horaire : deux heures. Au bout de deux heures, il y a une forme de fatigue physique. Et on se donnait comme objectif de rencontrer au moins une personne. Parfois il nous arrivait d’avoir des conversations qui duraient une demi-heure, trois quarts d’heure. Parfois, les personnes nous invitaient même à venir boire le café chez elles.
Chaque fois, on précisait pourquoi on était là avec des mots simples, pour rencontrer une personne, et en même temps parce que l’on pense qu’il peut se passer quelque chose pour améliorer la vie dans le quartier. Donc chaque fois, on a ajusté notre vocabulaire. Parce qu’au début, on a pu être maladroit·es. Mais après chacune de ces séances de deux heures, on revenait au bureau et on notait ce qu’on avait entendu, ce qui nous paraissait un peu intéressant à garder. Les prénoms des personnes qu’on avait rencontrées, où elles habitaient… pour essayer petit à petit d’améliorer notre connaissance du territoire et pour pouvoir évoquer une autre fois les discussions qu’on avait déjà pu avoir.
Donc c’était assez précieux et en termes de posture, il fallait simplement se dire qu’il y avait quelque chose de l’ordre aussi de la gratuité, de la relation et de la rencontre. On ne forçait pas les choses à tout prix. On était dans une phase de découverte du territoire aussi donc il y avait cette double ambition : mieux connaître un territoire et mobiliser des acteur·ices. Et on savait que toutes les personnes qu’on allait rencontrer ne se mobiliseraient pas.
Est-ce que tu avais une phrase d’accroche préférée au bout d’un moment ?
On a tout tenté. Parce qu’on ne rentre pas en dialogue de la même manière : les jeunes c’est pas pareil que de rencontrer une personne qui est habitante depuis très longtemps. Donc ce que l’on savait, c’est qu’il fallait trouver les mots simples. Dans certains territoires aussi, l’accroche n’était pas du tout la même que dans d’autres territoires.
Peux-tu nous donner des exemples ?
“On cherche à mieux connaître le territoire et on est convaincu·es qu’ensemble, on peut agir et changer les choses.” Et en fait après ça, les gens disent “ben, changer les choses, changer quoi ?” “Ben, je ne sais pas, par exemple les logements, est-ce que le lien avec le bailleur social, ça se passe bien ?” Assez vite, on sent sur chaque territoire les sujets sur lesquels les personnes s’arrêtent. Et avec l’apprentissage, on évoque des choses. On tend très humblement des perches : soit la personne la saisit, soit pas du tout. Rediscuter d’un quartier par exemple, c’est une très bonne porte d’entrée parce que les personnes qui sont là depuis longtemps évoquent : “ah mais il y a une période, il se passait ça, il y avait un concours de boules”. Et nous, on questionne, on tire des fils.
Parfois, on a eu des conversations complètement surréalistes. Je me souviens dans un quartier, les mamans qui se retrouvaient à la sortie de l’école et leurs discussions, c’était le coût et le rapport qualité/prix des couches pour les bébés.
Et pour que les gens vous identifient, vous aviez des chasubles, des logos Cause Commune ?
On ne le souhaitait pas, c’était vraiment une forme d’humilité. On voulait vraiment se laisser accueillir par les habitant·es, les acteur·ices de ce quartier. Souvent d’abord, on demandait aux personnes comment elles s’appelaient, on disait notre prénom : “je suis Anne-Catherine, voilà, je m’intéresse au quartier.” Puis dès qu’on était rentré·es un peu dans la discussion, on pouvait amener Cause Commune. Et puis après, dès qu’on le sentait, on amenait le Secours Catholique. Et alors, soit les personnes répondaient “le Secours Catholique, ah mais j’ai été aidé·e une fois par le Secours Catholique” et c’était presque une forme de retour, ils et elles étaient bienveillant·es. Soit à l’inverse, d’autres avaient un regard très négatif et dans ce cas là, ça coupait la discussion. C’était pas le but d’avoir une fin de non-recevoir donc le Secours venait après la création et l’installation d’une relation, pas au démarrage. Et puis, si les personnes posaient des questions sur le Secours, on y répondait. On n’était pas dans l’idée de cacher l’origine du projet.
On peut lire aussi dans les archives du projet que vous aviez aussi fait le choix de ne pas avoir de local ouvert au public. Dans quel but ?
Le Secours Catholique à cette tradition, cette habitude de venir sur un territoire – qu’il soit rural ou urbain – avec l’installation d’un local. Cela permet effectivement de mettre une pancarte, d’identifier que c’est le Secours Catholique, et qu’il vient avec une équipe de bénévoles. Pour Cause Commune, on avait plutôt l’intuition qu’il fallait d’abord entrer dans une phase d’apprivoisement de notre présence dans le territoire et que d’être dans un local, c’est une forme de confort qui risquait de nous empêcher d’aller s’immerger dans les réalités du territoire. Et puis on s’est assez vite rendu·es compte que si on voulait un local en fait, il y en avait déjà plein. On pouvait solliciter un foyer de jeunes travailleurs ici, une MJC, une école, un centre social, une maison de quartier et il suffisait de demander à avoir une petite salle auprès d’un partenaire. Donc ça, c’était un peu l’idée, le principe.
Et puis l’absence de locaux voulait aussi dire que l’on intervenait sans aide à distribuer. On était assez convaincu·es que d’amener des moyens financiers allait peut-être nous contraindre d’une certaine manière à nous cantonner à une forme d’aide matérielle. Et on savait – parce qu’on avait discuté avec des acteur·ices locaux·ales – que s’il fallait trouver des moyens pour porter des projets collectifs, on les trouverait auprès des pouvoirs publics. On avait sollicité la Fondation de France, la mairie, le Conseil départemental, les députés. Et on savait également que le Secours Catholique pourrait financer certains projets – à condition qu’ils soient co-financés par d’autres acteur.ices.
C’était comment une journée typique à Cause Commune ?
Alors la richesse de cette aventure, c’est qu’il y avait pas deux journées qui se ressemblaient. On avait quand même notre local d’équipe où on se retrouvait. On avait vraiment ce besoin d’un espace confortable, qui était le lieu où on allait créer des animations, penser des rencontres, garder trace d’un temps de discussion avec des habitant·es, des acteur·ices du territoire. Et après, on sortait de ce local pour aller s’immerger dans un territoire mais ce local n’était pas dans ces territoires-là. Et on allait dans les quartiers plutôt l’après-midi. Il y a quand même plein de quartiers où le matin, les gens vont, viennent mais sont peut-être moins disponibles. Donc c’était plutôt le matin le travail d’équipe et l’après-midi, le travail de maraude. Nos horaires variaient et assez vite, on avait des rendez-vous avec des habitant·es. C’était un peu moins nous qui gérions notre agenda, il était un peu dicté par la disponibilité des acteur·ices.
Il y avait ce travail de quartier qui nous prenait beaucoup de temps et puis il y avait tout le travail d’être connecté·es avec d’autres acteur·ices, de nourrir nos réflexions avec d’autres. Ça prend du temps. On animait un groupe – qu’on appelait le groupe Quartier au départ qui est devenu ensuite le groupe Développement social – qui était organisé pour toutes ces personnes qui cherchaient autour de ce travail de développement social un espace de co-formation, de réflexion. Il y avait également une période en janvier et l’été, où on était dans la rédaction vraiment d’un rapport, donc ça prenait du temps. Et puis après, on saisissait des opportunités. Je me souviens d’un colloque par exemple sur qui fait quoi pour améliorer la démocratie, de l’Institut de recherche du développement social urbain en Rhône-Alpes aussi. Donc on prenait contact, on se tenait au courant de ce qui se cherchait aussi ailleurs pour servir notre travail de terrain.
Il ne fallait pas blinder notre agenda non plus pour rester disponible aux habitant·es et saisir les opportunités quand elles passaient. Si on avait un agenda qui était complètement contraint, on aurait mis à mal ce travail de mobilisation. Et en même temps, une vraie attention était nécessaire pour nous garder des temps aussi de ressourcement. On sentait bien que les deux heures qu’on passait dans le quartier nécessitaient de l’énergie.
Donc, vous rencontrez les gens dans la rue, vous discutez, le lien se construit. Qu’est-ce qui se passe ensuite pour que ça puisse mener à une mobilisation ? Quelles sont les étapes ?
Au bout d’un moment, on s’est rendu·es compte qu’on avait rencontré suffisamment d’acteur·ices. Et il y avait déjà des pistes de ce qu’on pourrait faire ensemble. Alors on a pris l’initiative de dire “on vous invite à une première rencontre.” Alors là pour le coup, elle était hyper préparée. C’était pas juste l’aventure, on met les gens dans une salle et on voit ce qui se passe. Au contraire, on s’était dit voilà, qu’est-ce qu’il faut faire pour que la mayonnaise prenne ? Est-ce qu’on peut sortir de cette première rencontre avec un premier objet de mobilisation, très concret ? À l’époque, on n’était pas ambitieux·ses. On savait qu’on n’allait pas mener des gros projets. Il fallait quelque chose de très simple, mais qui nous permette de démarrer quand même.
Quels étaient les principes que vous mettiez en place pour vous assurer justement que ces réunions mènent à des mobilisations ?
On avait comme point de repère, à chaque fois de reposer les objectifs, les intentions. Et de mettre en place des animations extrêmement participatives. On ne disait jamais qu’on faisait une réunion. On faisait des formes de “rencontres” qui pouvaient avoir lieu à des endroits très différents, comme en pied d’immeuble par exemple. C’était hyper bien !
On parlait pas encore à cette époque là d’intelligence collective ou de gouvernance partagée, mais on se demandait : qu’est-ce qui va faire qu’on va choisir une idée, un projet ? Et on prenait soin de la relation entre les personnes : redire le sens de notre présence, ce qu’on voulait faire. On a beaucoup parlé de nous, nos convictions, nos valeurs. Et de rebond en rebond, en fait, le groupe s’est étoffé parce que les personnes se disaient “ah bah oui, en fait ça nous appartient. Ce n’est pas l’affaire de quelques-un·es mais on peut donner son avis, amener des idées.”
Après ces temps de rencontre, on avait une forme de grille de débrief qui nous permettait de comparer ce qu’on avait imaginé et ce qui s’était vraiment passé.
Quels types d’outils avez-vous créés pour mener vos efforts de mobilisation ?
Il y a quelque chose qu’on avait imaginé et qui était hyper bien. On voulait faire voter tous les habitant·es d’un même endroit pour choisir le nom de leur immeuble. Et ça, ça a été une aventure de plusieurs mois. D’abord il y a eu tout un processus pour faire émerger des propositions de noms. Les personnes avaient reçu dans leur boîte aux lettres une grille avec tout un tas de propositions et ils devaient cocher leurs préférés. On a eu beaucoup de retours pour ce premier vote. Quelques noms ressortaient et on s’est demandé comment faire à partir de là. On s’est dit : “on ne peut pas faire voter les gens avec un papier en fait.” On voulait quelque chose d’amusant et qui fasse consensus.
Du coup, on a imaginé des tubes d’1m20 de hauteur et dans lequel, le bulletin de vote, c’était un verre d’eau. Les tubes étaient opaques donc on ne pouvait pas se laisser influencer par le vote des autres. On donnait un verre d’eau à toutes les personnes qui venaient voter – c’était une personne par foyer. Et la personne pouvait répartir son eau dans plusieurs tubes (on avait 5 ou 6). A la fin de la journée, on venait mettre un flotteur. Et visuellement, le flotteur nous montrait pour quel nom les habitants avaient voté. A la fin du vote, les quelques habitant·es qui étaient porteur·euses de la démarche posaient devant les tubes pour une photo. Comme ça on avait la preuve que le choix du nom avait été fait par les habitant·es !
J’ai mentionné plus tôt le fait qu’il y a des archives de Cause Commune. En effet, ce qui est extraordinaire aujourd’hui, c’est qu’on a une trace écrite de tout ce que vous avez pu faire pendant cette expérimentation. À quel moment avez-vous commencé à mettre les choses par écrit ? Et à quel moment est-ce que vous avez décidé de publier en interne ces documents ?
On a tout de suite écrit (la démarche de choisir les quartiers dans lesquels on allait s’investir, nos premières visites…), portés par l’intuition de Jean-Luc Graven. Il y avait le plaisir d’écrire, mais aussi la nécessité de rendre des comptes au Secours Catholique. Et puis assez vite, les acteur·ices locaux·ales nous ont sollicité·es à leur tour.
Comment envisagiez-vous le travail de co-écriture ?
Au Secours Catholique on a une tradition qu’on appelle les “temps de relecture”. C’est un moment passé en équipe où on va regarder ce qui s’est passé dans les derniers jours, les dernières semaines. Et on va se demander qu’est-ce que ça nous invite à faire ? Quelles idées ça nous donne ? Comment on peut ajuster notre posture, ajuster notre manière de faire ? Quels objectifs aussi, un peu opérationnels, on se donne ? Parce que ça, on l’a peut-être pas évoqué, c’est un choix aussi de départ. On était trois dans l’équipe et on avait trois territoires. Mais on n’était pas chacun·e sur un territoire. On était deux par deux. Et du coup, c’était une invitation aussi à croiser nos regards, à diversifier les acteur·ices qu’on allait rencontrer parce qu’on n’est pas pareil·les en fait.
Crédits : Anne-Catherine Berne / Secours Catholique
Cet article de l'Université Populaire des Luttes
Tu l’as dit tout à l’heure, vous connaissiez déjà un petit peu le réseau associatif local. Mais il y a aussi des associations du territoire plus petites qui auraient pu vous voir arriver en disant “mais qui c’est ceux-là? Qu’est-ce qu’ils viennent faire ? etc.” Comment ça se passe le fait d’arriver sur une complémentarité d’action ? Est-ce qu’il y a eu des tensions ?
Dans les six premiers mois de notre découverte d’un quartier, assez systématiquement, on est allé·es voir tous et toutes les acteur·ices du territoire. Même si au début, certains nous disaient “waouh génial » et d’autres disaient “oui et alors,” cet accueil a été plutôt bon. On a petit à petit ajusté notre démarche en disant “on a choisi ce territoire-là pour telle et telle raison et on reviendra vous voir probablement avec des habitant·es”. C’est-à-dire que, soit on va se recroiser dans la rue comme des acteur·ices se croisent quand ils travaillent sur le même territoire, soit on reviendra avec une mobilisation d’habitant·es parce qu’on a imaginé un projet qu’on aimerait co-porter ensemble. Et c’est ce qui s’est passé dans la plupart des cas : se dire qu’en bonne intelligence, on se partageait des informations. C’était assez précieux quand même pour nous de créer des alliances, même simplement en termes de posture.
Par exemple, j’ai le souvenir d’une équipe qui s’était créée suite à la fermeture d’une MJC avec cette idée de soutenir des projets avec un public spécifique de jeunes ou des instits dans une école qui étaient assez intéressé·es par ce qu’on faisait, sans vraiment savoir ce que ça allait produire. On tombait sur des personnes engagées dans ces quartiers là, qui n’y travaillaient pas par hasard donc on se rejoignait sur des convictions partagées.
Malgré tout, sur deux quartiers on a rencontré de l’adversité. Un quartier qui était une copropriété privée avec un propriétaire présent mais qui était plutôt un marchand de sommeil et une municipalité qui n’était pas toujours au rendez-vous pour faire avancer le sujet de la question des logements insalubres. Et dans un autre quartier, on est tombé·es pour le coup sur une association qui était complètement en sommeil. Et le fait qu’on arrive dans le quartier, avec cette envie d’une forme de mobilisation d’habitant·es a été pris comme une forme d’agression. Et ça a remobilisé l’association locale, jusqu’au jour où nous, on a décidé qu’on était plus à notre place. On s’est simplement dit qu’on pouvait pas mobiliser alors que des personnes démobilisaient en permanence, faisaient courir des rumeurs sur ce qu’on ce qu’on venait faire. Les conditions n’étaient pas réunies. Donc ça a été un “échec” quand même. Mais le territoire revit aujourd’hui; quand je vois 20 ans plus tard ce qui se passe, il a complètement changé. Donc il faut se dire qu’on arrive dans une histoire d’un territoire et qu’ensuite, le territoire va continuer à se développer autrement.
C’est un boulot qui peut être épuisant, qui peut parfois être un peu déprimant, remuant. Qu’est-ce qui pour toi était le plus difficile dans ces journées passées sur le terrain ?
Être constante dans l’énergie de fond. Il y a des jours où je n’ai pas forcément envie d’aller rencontrer de nouvelles personnes. On n’avait pas de sécurité en fait. Il fallait tout le temps se remettre en cause, se dire qu’il y avait quelque chose qu’on avait imaginé comme ça qui allait se passer autrement. Je disais tout à l’heure – les rencontres étaient préparées, on prenait soin de chaque rencontre. Mais en même temps, il faut se dire que si ça se trouve, ça ne va pas se passer comme on l’avait prévu. Et tout le temps, en permanence – donc, il fallait vraiment avoir une forme de confiance dans le collectif, dans notre capacité en équipe à se laisser bousculer, à envisager les choses autrement.
Suite à ce que tu décrivais plus tôt, il y a eu un processus de redéploiement après deux-trois années de travail sur les différents quartiers que vous avez choisis. En janvier 2003, vous vous déployez sur deux nouveaux territoires, la bande Abry et le Grand Trou, et vous quittez le quartier de Jean Macé. C’est quoi l’état d’esprit à ce moment-là ?
Il fallait décider de se désinvestir de Jean Macé (à cause des difficultés que j’ai décrites plus tôt) et nous avons cherché d’autres quartiers où lancer la démarche. Une opportunité est venue d’une “maison des habitant·es” – il y avait des financements de la CAF pour avoir des petits lieux qui pouvaient être investis par les habitant·es. On avait donc cette possibilité d’avoir un local ouvert au public (contrairement à notre postulat de départ), et cela permettait d’avoir l’espace pour imaginer des choses. Pour le quartier du Grand Trou, ce sont les assistantes sociales qui avaient interpellé le Secours Catholique en disant : ”Il y a une très grande pauvreté dans ce quartier là, on est complètement démunies et on verrait bien une forme de présence du Secours dans ce territoire là.” Donc là pareil, on s’est dit “banco”, ça nous sort aussi de l’agglomération, c’était pas intéressant pour nous.
Crédits : Anne-Catherine Berne / Secours Catholique
Quelqu’un d’extérieur à tout ça, qui ne connaît pas du tout les démarches de développement du pouvoir d’agir, peut voir ça et dire “bon bah, c’est des gens qui font du blabla, qui vont dans la rue, qui discutent, il y a pas de concret”. Et quand on regarde de très très près en fait, c’est pas du tout ça. Non seulement, vous construisez quelque chose mais en plus, il y a des victoires concrètes pour les gens. Est-ce que tu peux nous parler un peu de ces victoires ? Par exemple, dans le quartier du Grand Trou, il y a une chouette victoire. Comment ça s’est passé ?
Effectivement, il y a une part d’invisible dans ce qu’on faisait. Il faut l’assumer et faire confiance. Sinon, on se met une pression qui n’est pas ajustée. Et en même temps, il faut du concret parce que c’est aussi là-dessus qu’on va pouvoir mobiliser des acteur·ices, avec des petites victoires.
Le Grand Trou est vraiment reculé, c’est une copropriété privée avec un bailleur social qui est présent mais pas majoritaire. Et c’est un quartier avec une très très grosse communauté turque, qui est là depuis longtemps et qui fait l’identité de ce territoire-là. Et en fait assez rapidement, ce qui frappait c’était à la fois le côté modeste du quartier, de ses logements mais aussi le fait que le quartier n’était pas du tout aménagé. Il n’y avait rien dans ce quartier-là, une sorte de table qui avait été bricolée par les gens du quartier pour se retrouver à l’extérieur, basta. Et assez vite, on s’est dits “c’est là-dessus qu’il faut travailler”. Ça a été presque 10 ans de travail. On a d’abord travaillé sur la propreté. Nettoyer les cages d’escalier. C’était tellement sale : les logements étaient nickels à l’intérieur; à l’extérieur, c’était vraiment très sale. Donc de l’huile de coude uniquement, mais une vraie belle aventure parce qu’on s’y est tous et toutes mis·es : balai-brosse, l’agent d’entretien, les habitant·es… Et le résultat était spectaculaire. Donc ça, une victoire modeste, dans le sens où c’est le projet d’une semaine. La mobilisation s’est faite presque du jour au lendemain : on se donne rendez-vous mercredi prochain, tout le monde sort ses seaux, ses balais-brosses et on amène du produit. Et on buvait un coup à la fin de la journée en disant “on a bien travaillé” mais surtout les gens qui revenaient du travail le soir disaient “wow”. Voilà, première victoire.
Après il y a eu un temps où on a eu des questions qui se posaient pour les habitant·es, c’était parler français. Pour pouvoir passer le permis, pour pouvoir travailler. Il fallait traiter la question de la garde des enfants parce qu’on ne peut pas apprendre le français avec un enfant dans les pattes. Il fallait convaincre les maris – puisque c’était souvent des femmes qui voulaient apprendre le français – que les femmes étaient capables d’apprendre le français.
Et puis, finalement, il y a une mobilisation autour de l’aménagement du territoire. D’abord il y avait cette table bricolée qui faisait une espèce d’espace unique où on n’a pas forcément envie de toutes et tous se retrouver. Donc on avait dispatché des bancs qu’on avait demandés à la mairie qui remplaçait tous les bancs de la ville. Et puis, il y a eu un énorme projet d’aménagement d’un espace jeux d’enfants. Et alors là, c’était hyper bien parce que ça a mobilisé tout le monde. Les parents, les enfants mais aussi les grands-parents et du coup là, il y a une mobilisation qui était au-delà de ce qu’on avait pu imaginer, à une toute petite échelle. On avait demandé un financement à la Fondation de France. Moi, j’avais prévenu les habitants en leur disant “la Fondation de France est exigeante. Il faut monter un dossier, ils et elles vont venir nous rencontrer et si on demande 40 000 euros, on aura peut-être que 10 000 ou peut-être que 15 000 ou peut-être 20 000. La Fondation de France veut aussi qu’il y ait d’autres financements, ça ne peut pas être qu’un financement.” Bref. On avait fait le dossier, des temps assez riches et très denses où il fallait rédiger quelque chose avec des personnes qui étaient pas à l’aise avec l’écrit. Et puis, la Fondation de France vient rencontrer les habitant·es qui viennent présenter leurs projets. Donc une super aventure.
Un jour, j’arrive dans le quartier. Et la présidente de l’association qu’on avait créée pour l’occasion brandit un document qu’elle avait reçu et qui était l’acceptation de la Fondation de France du projet. Et elle ne comprenait pas tout ce qu’il y avait sur le document mais elle avait vu 40 000 euros. Et en fait, on avait demandé 40 000 euros et on avait eu 40 000 €.
Alors là, c’était une grande victoire ! Ça permettait effectivement d’associer d’autres acteur·ices au projet : une fois que la Fondation de France avait accepté le projet, la mairie a contribué, le bailleur social, le Conseil départemental. Ce qui était touchant, c’est de voir que c’était un processus de plusieurs mois, et de pouvoir dire “bah voilà, on a les moyens de financer notre projet”.
Après, il fallait le réaliser, c’était encore une autre étape. Mais en tout cas, cette victoire-là, elle était précieuse pour des personnes qui ne parlaient pas toutes et tous très bien le français ou qui étaient dans une phase d’apprentissage mais qui avaient de la conviction. Et c’était quand même plutôt les femmes qui s’étaient mobilisées sur ce projet-là. Et après, il y a eu l’inauguration – là, c’était quand même plutôt la fête aussi. Et l’espace existe toujours, l’association aussi.
Crédits : Anne-Catherine Berne / Secours Catholique
Ce qui revient beaucoup dans ce que tu racontes, c’est cette notion de temps long. En fait 10 ans pour en arriver là, certaines personnes peuvent se dire “mais c’est gigantesque, est-ce que ça en vaut vraiment la peine ?” Et la question, c’est est-ce qu’on peut faire autrement ?
Bien sûr qu’il faut se poser la question de ce temps long. Yann le Bossé, chercheur sur les questions de développement du pouvoir d’agir, dit “on peut pas faire pousser les fleurs en tirant sur la tige.” Et puis il y a aussi la question des conditions de réussite d’une mobilisation. Moi, je pense qu’en 2001, les conditions n’étaient pas réunies pour mener ce projet d’aménagement d’un espace jeux d’enfants. Les conditions, on les a créées quelque part. On a mené des petites victoires : ce projet de l’espace jeux d’enfants, c’était un projet qui nécessitait la création d’une association. Et bien faire émerger, dans ce territoire-là, l’idée de création d’une association avec des personnes qui sont d’abord voisines – donc on découvrait des conflits de quartier qui sont liés à la vie des gens et aussi aux affinités que les personnes peuvent avoir les unes avec les autres. Donc oui, c’est long et en même temps, il faut considérer que c’est le temps des habitant·es aussi. Et pour ça, même nous parfois, on avait de l’impatience. Les partenaires aussi en avaient. On voulait que le projet soit co-porté avec les habitant·es. Donc forcément, il faut accepter ce temps. En fait, quelque part, c’est une forme aussi d’humilité pour nous, que ça aille pas aussi vite qu’on le souhaiterait parfois.
Il y a une tentation aujourd’hui, comme raccourci à travers ce temps long, de vouloir standardiser la méthodologie, de l’uniformiser. Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que c’est utile ? Est-ce que ça peut servir pour démarrer ? Ou est-ce que cette radicalité que vous avez eue au début, c’est vraiment une condition de réussite ?
Non, je ne le mettrai pas comme une condition de réussite aujourd’hui. On le voit au Secours Catholique aujourd’hui, avec les expériences de Fraternibus. Nous étions vraiment dans le cas de territoires très urbains. Se pose la question pour le Secours d’une présence dans des territoires très ruraux. Et on a plein d’expériences aujourd’hui qui sont intéressantes à ce titre là, avec un véhicule aménagé qui peut se poser sur la place publique d’un village et qui peut être cette forme d’intermédiaire comme on a pu le vivre à Cause Commune, et le local qui a un coût et est figé. Et ces Fraternibus me font dire aujourd’hui que c’est une bonne amorce pour aller vers les gens. Autour d’un Fraternibus, on peut sortir quelques tables, quelques chaises. On peut mener une animation comme on a pu faire au pied des immeubles. Aujourd’hui, on sait que la pédagogie “d’aller vers” est importante mais il y a tellement de manières d’aller vers. Il y a des éléments de la pédagogie sur lesquels il faut tenir bon. Partir des préoccupations, des personnes, aller vers tous et toutes les acteur·ices, on ne choisit pas un type de public. On décide pas pour les habitant·es ce sur quoi on va agir. Pour moi, ça c’est important. Après, sur le comment faire, il faut continuer à explorer. Il n’y a pas pour moi de bonne ou de meilleure manière d’avancer, si ce n’est qu’il faut se dire qu’on arrive dans un quartier, dans un territoire qui a une culture. Et que ça, ça va induire pour nous des manières de faire.
La société a changé – aujourd’hui, on est obligé·es pour tous·tes celles et ceux sur le terrain de se questionner sur comment les réseaux sociaux peuvent être une forme de mobilisation des acteur·ices. À l’époque, on collait des affiches, et dans certains quartiers, ça ne fonctionnait pas du tout et dans d’autres, c’était suffisant pour inviter des personnes à une rencontre. Donc, enfin voilà, il y a quelque chose de l’ordre d’une adaptation permanente et de continuer à explorer.
Et justement, sur une expérimentation comme ça de 10 ans autant documentée avec beaucoup de retours en interne et de création d’outils, est-ce que tu dirais que ça à un peu infusé dans la culture du Secours Catholique ? Avec d’autres expériences aussi, j’imagine mais celle-ci en particulier ?
Alors oui et non. C’est-à-dire que oui, elle a marqué d’abord les personnes impliquées parce que nous, on est très marqué·es par cette expérience. Et en même temps, depuis, le Secours a tenté plein de nouvelles aventures. C’est aussi le temps long du Secours, dans le sens où pendant toutes ces années, il y avait trois délégations qui s’étaient engagées. Et puis, petit à petit, ça a commencé à faire effet boule de neige. D’autres se sont engagées. Certain·es nous ont interpellé en disant “mais en fait, nous on fait la même chose que vous sauf qu’on n’est pas dans les mêmes réalités de territoire !” Et du coup, ça a donné lieu à un groupe d’entraide de formation, de recherche-action. Donc, on sentait ce besoin de continuer à nourrir notre expérience, à continuer à se former, de ne pas rester dans notre petite équipe de trois à Grenoble, mais de continuer à explorer. Et maintenant cette démarche, elle essaime au Secours mais avec des réalités très très différentes. Autour d’un jardin partagé par exemple et la thématique de l’accès digne à l’alimentation. Les questions de mobilité, d’écologie, d’environnement bien sûr sont très présentes aujourd’hui dans les réflexions des personnes. Ça l’était moins en 2000, quand on a commencé Cause Commune. Donc du coup, tant dans ce qu’on va faire et sur comment on va le faire, forcément on a progressé.
Et depuis, c’est aussi porté au niveau national. C’est la pédagogie que le Secours Catholique a envie de poursuivre pour animer un territoire dans une perspective de transformation sociale, de changement social. Donc, on est plus débutant·es complètement mais ça reste des démarches fragiles. Si on veut vraiment mettre les habitant·es de ces territoires là au cœur des démarches, il faut qu’on accepte cette forme de fragilité et continuer à former les acteur·ices qui sont sur le terrain. Ces personnes-là – nous, on l’a bien senti – peuvent être vulnérables, peuvent avoir des périodes de découragement. La mobilisation ne se fait pas en un claquement de doigts. C’est jamais gagné, c’est une succession de petites victoires. Il faut que ces personnes engagées aient des espaces de ressourcement, pour se partager à la fois les belles victoires, mais aussi les questions que ça pose individuellement. Même si on intervient au nom d’une grande organisation qu’est le Secours Catholique, il y a vraiment quelque chose de singulier. On peut se partager les intuitions mais on ne peut pas vraiment les reproduire d’un endroit à l’autre. Trouver les chemins, ça ne peut être que du collectif en fait.
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