La matrice de l’organisateur·ice

22/05/24

Entretien, traduction et retranscription réalisés par Eléa Ziegelbaum et Henrique Lody, avec le soutien de Sacha Colsaet et Camille Marronnier.

“Le leadership, c’est permettre aux autres d’atteindre un objectif commun dans des conditions d’incertitude.” – Marshall Ganz

Selon Marshall Ganz, lorsque l’on construit du leadership pour créer un changement, il existe cinq pratiques-clés d’organisation collective : le récit, les relations, la structure, l’élaboration de stratégies et l’action. La matrice de l’organisation collective ou le “Organiser’s Canvas” est un support visuel pour réfléchir de manière créative à l’articulation entre ces différentes pratiques. 

Conçu par Benedict Hugosson, organisateur basé en Suède au sein du parti social-démocrate et membre du Leading Change Network*, ce dernier nous a accordé un entretien sur son parcours, les conditions qui l’ont amené à créer cet outil ainsi que les applications de ce dernier.

*le Leading Change Network est un réseau international d’organisateur·ices bâti autour de Marshall Ganz, qui met à disposition des ressources, des espaces de formation et de partage d’expériences autour de l’organisation collective.

“Le leadership, c’est permettre aux autres d’atteindre un objectif commun dans des conditions d’incertitude.” – Marshall Ganz

Selon Marshall Ganz, lorsque l’on construit du leadership pour créer un changement, il existe cinq pratiques-clés d’organisation collective : le récit, les relations, la structure, l’élaboration de stratégies et l’action. La matrice de l’organisation collective ou le “Organiser’s Canvas” est un support visuel pour réfléchir de manière créative à l’articulation entre ces différentes pratiques. 

Conçu par Benedict Hugosson, organisateur basé en Suède au sein du parti social-démocrate et membre du Leading Change Network*, ce dernier nous a accordé un entretien sur son parcours, les conditions qui l’ont amené à créer cet outil ainsi que les applications de ce dernier.

*le Leading Change Network est un réseau international d’organisateur·ices bâti autour de Marshall Ganz, qui met à disposition des ressources, des espaces de formation et de partage d’expériences autour de l’organisation collective.

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Organisez-Vous : Bonjour Benedict, et merci de participer à cet entretien sur la création de la matrice de l’organisation collective. Avant de parler du projet en tant que tel, on souhaiterait d’abord en savoir un peu plus sur toi. Est-ce que tu peux nous parler un peu de ton histoire ?

J’ai grandi dans la campagne australienne. A mes 10 ou 12 ans, mon père est tombé très malade et il a dû prendre sa retraite plus tôt. Ma mère est également tombée malade et est décédée d’un cancer. La situation financière dans laquelle j’ai grandi n’était donc pas très stable.

Nous avons grandi dans l’arrière-pays australien et, dans ce contexte, je considère que mon éducation a été formidable, en particulier avec toutes les opportunités que nous avons eues de vivre à la campagne et de courir à travers les forêts tropicales et toutes sortes de choses. L’Australie était vraiment un endroit génial où grandir.

Au milieu de l’été, il y avait des moments où il faisait environ 45 degrés, deux semaines consécutives de journées étouffantes. Et il y avait ces tempêtes massives qui arrivaient de l’océan, l’après-midi. Une nuit, mon frère jumeau et moi venions de nous coucher. Nous étions encore réveillés, à l’écoute des ravages de la tempête au-dehors. Et tout d’un coup, il y a un énorme bruit et le toit entier est arraché de la maison. Nous avons évidemment fui aussi vite que possible de la chambre, et toute la famille a passé la nuit dans la salle de bain parce qu’on nous disait que dans une telle situation, nous devions aller dans la plus petite pièce de la maison.

Je me souviens de l’arrivée de l’équipe de construction le lendemain, et je me souviens d’elleux grimpant au-dessus de notre maison et regardant par-dessus mon lit. Je me souviens avoir regardé mon lit et réalisé à quel point il était en lambeaux. Et il n’était pas brisé à cause de la tempête – il était brisé parce que nous étions pauvres. Nous n’avions pas assez d’argent pour acheter de nouveaux lits. J’ai grandi dans une grande famille, nous étions 15 enfants, et en gros toutes nos possessions étaient issues de l’héritage familial, même les lits. Que ces constructeur·ices aient cet aperçu de ma vie, je me souviens d’avoir eu le sentiment que cela signifiait que nous étions pauvres. Je me suis senti gêné et impuissant face à cela.

Et en grandissant, ça a été un thème récurrent de ma vie. Même si c’était sympa de grandir en Australie, cette idée d’inégalités économiques revenait sans cesse. J’avais juste l’impression qu’on me rabâchait encore et encore que, quand on est pauvre, on est pauvre, c’est comme ça et c’est tout.

Olof Palme

Quand j’ai eu 23 ans, j’ai déménagé en Suède. Beaucoup de gens me parlaient d’un Premier ministre qui s’appelait Olof Palme. Je ne savais pas qui il était, alors je l’ai recherché sur Wikipédia et j’ai trouvé son Centre international de solidarité internationale et de plaidoyer. Ce qui m’a frappé lorsque je suis arrivé sur leur site, c’est qu’il y avait des photos de personnes vivant dans des conditions économiques difficiles, mais il y avait aussi des gens qui sortaient et agissaient pour changer les choses. Iels voyaient qu’iels avaient un problème, mais c’était aussi elleux qui y apportaient des solutions. C’était la première fois que je commençais à réaliser qu’on pouvait réellement faire quelque chose contre la pauvreté, que les gens s’organisaient. 

Donc, comprendre qu’on peut faire quelque chose contre les inégalités, et aussi qu’il existe des mouvements de personnes et de membres, qui incluent et aident les gens, et leur donnent l’impulsion et l’autonomisation nécessaires pour réellement agir – en somme, j’ai fait une fixette sur l’idée de travailler avec les mouvements populaires. J’ai trouvé que c’était une expérience très enrichissante. C’est pourquoi je travaille encore aujourd’hui avec des mouvements populaires.

Le centre d’aide internationale d’Olof Palme est une association du parti travailliste suédois. Comment se fait-il qu’un parti politique ou un mouvement ouvrier puisse diriger un centre international d’aide internationale ?

Beaucoup d’argent est consacré, en ce qui concerne l’aide étrangère, à la construction de la démocratie, et un fondement clé de la démocratie se situe dans les partis politiques et la représentation. Et les organisations qui ont des connaissances sur les partis politiques et la représentation sont les vrais partis politiques, n’est-ce pas ? Souvent, nous traitons avec nos partis frères dans le monde qui font partie de l’Alliance socialiste ou du Réseau progressiste et socialiste, et nous les aidons à créer des structures plus ouvertes et démocratiques au sein de leurs propres organisations. Nous avons donc souvent affaire, par exemple, à des partis politiques en construction, ou des partis politiques plus vieux qui ont peut-être un peu de chemin à parcourir pour devenir plus démocratiques.  

Les partis politiques sont similaires à tout autre type d’association au sein de la société civile. Nous sommes une association. Nous ne sommes pas le corps dirigeant. 

Même si certain·es de nos membres accèdent au pouvoir, l’association qu’est notre parti n’est jamais vraiment au pouvoir. C’est une distinction très importante à avoir. Le parti politique n’est jamais vraiment au pouvoir. Lorsque nous agissons, nous agissons en tant qu’organisation de la société civile, pour parler de la façon dont nous construisons des structures démocratiques, de la façon dont nous construisons la représentation de l’électorat et des circonscriptions pour ensuite assumer ces postes de pouvoir au sein du gouvernement. 

Beaucoup de gens passent à côté de cela et ignorent que nous sommes une simple organisation de la société civile, comme les autres. C’est pour cela que nous faisons de l’aide internationale.

Ce que tu dis semble assez étranger, pour nous Francais·es. En quoi le paysage militant en Suède est différent du français ou de l’australien ?

Mariaberget – Point de vue à Stockholm, Suède, Photo de Raphael Andres sur Unsplash

La plus grande différence réside dans la composition de la société civile, et la façon dont le pouvoir est distribué en son sein. Comme je l’ai dit auparavant, j’ai grandi en Australie et j’ai passé ma vie d’adulte en Suède, deux sociétés civiles très différentes. Ici, en Suède, nous avons une société civile plus politisée et c’est pourquoi nous pouvons être un peu plus actif·ves dans cet espace. Mais en Australie, ce n’est pas la même chose. Et donc on constate des types de parti politique très, très différents. 

En Australie, le parti travailliste n’est pas vraiment un mouvement populaire. Il est différent des sociaux-démocrates ici en Suède. Si l’on pense aux socialistes français, ils n’existent pratiquement plus non plus. Alors qu’en Suède, les socialistes sont l’un des plus grands partis politiques d’Europe du Nord. Et il suffit de regarder le nombre de membres pour s’en rendre compte. 

En Australie, la population est deux ou trois fois plus grande que la Suède. Proportionnellement à la population, la base de membres de leur parti travailliste représente seulement un tiers de la nôtre. 

Ici en Suède, l’adhésion devient la base de la vie politique, et même de la vie associative en général. Qu’il s’agisse d’associations sportives, d’associations naturalistes, de syndicats ou de partis politiques, le modèle de l’adhésion domine. Et ce modèle est probablement le plus important, à mon avis, pour impliquer les gens dans la vie politique. L’engagement et les organisations ont cette accessibilité qui, à mon avis, n’existe pas dans d’autres pays, et je pense que je ne l’ai peut-être pas trouvée en Australie parce que ce modèle basé sur l’adhésion n’est pas aussi valorisé.

Ici en Suède, les partis politiques ne font même pas de campagne électorale ! Parce que les syndicats font  ce travail pour nous, ils conduisent leurs membres aux urnes pour nous faire élire. C’est pourquoi le parti politique des sociaux-démocrates suédois est le parti qui a connu le plus de succès dans l’histoire du monde. Parce que nous avons cette interaction étroite avec notre mouvement syndical qui mobilise sa base. Le sort du syndicat est aussi le sort du parti politique. Et nous parlons d’un niveau de syndicalisation qui dépasse 90 % de la population, ce qui peut paraître incroyable pour beaucoup de gens, parce que peu de pays ont atteint ce niveau, mais la Suède l’a fait. C’est pour cela que nous avons gagné, assez facilement, et que nous avons 70 ans de pouvoir (quasi) ininterrompu en Suède. 

Par exemple, le gouvernement n’est pas responsable de l’assurance-chômage ici. Ce sont les syndicats qui le sont. Cela signifie que si l’on veut l’assurance-chômage,comme c’est le cas pour la plupart des gens, on doit rejoindre un syndicat. Nous n’avons pas de salaire minimum non plus ici en Suède. Oui, les gens disent “wow, mais pourtant vous êtes un pays socialiste”. Ici, le socialisme n’est pas la réglementation, c’est la construction d’organisations qui ont le pouvoir de s’assurer que nous avons des protections sociales.

Comment es-tu entré en politique ?

Je suis entré directement en politique à mon arrivée en Suède en rejoignant le parti travailliste. Bien sûr, l’élan est venu d’Olof Palme. Et non seulement je me suis inscrit à la formation avec son Centre international, mais je me suis également inscrit au parti. Pendant cette formation, il y avait d’autres membres du parti et j’ai été happé. C’est là que je me suis laissé entraîner dans l’aile étudiante des sociaux-démocrates suédois. En peu de temps, je me suis retrouvé dans les conseils d’administration des sections locales et faire toutes sortes de choses du même genre. 

À l’époque, j’ai fait cela sans vraiment comprendre le suédois. Mais c’est exactement ce qu’il faut. Il y a cette ouverture et cette volonté d’amener les gens, de leur donner une forme de responsabilité, de créer un espace pour elleux. Comme je l’ai déjà dit, les sociaux-démocrates suédois sont un mouvement de masse. Si l’on rencontre un·e membre actif·ve et qu’iel nous attire à une réunion, alors tout d’un coup, boum, on se retrouve au milieu de tout ça. Il y a donc une très grande ouverture à l’adhésion : c’est un objectif, iels veulent plus d’adhésions. Et les membres jouent vraiment un rôle, contrairement à d’autres partis politiques qui sont plus descendants. 

 C’était ma première expérience de grande organisation démocratique. L’une des choses qui m’a vraiment frappé, c’est  le cadre formel assez rigoureux autour des réunions, même tout en bas de l’échelle, dans les sections locales. 

Souvent, les gens se demandent si on ne ferait pas mieux de se débarrasser des réunions, si cela ne constitue pas un frein à l’engagement. C’est en fait le contraire. Mettre en place des processus démocratiques internes transparents permet de s’assurer que l’on peut parvenir à un consensus, parvenir à une conclusion, créer des politiques, élire des gens, etc.

Tu as dit que les membres jouaient un rôle : quel genre de tâches leur confie-t-on ?

Il y a deux types de rôles. Le premier comprend les rôles plutôt formels en interne du parti, comme siéger au conseil d’administration : président·e, secrétaire, trésorier·e, des choses comme ça. Ce genre de système démocratique interne permet de voter sur les politiques, sur les représentant·es et de maintenir une démocratie interne. 

C’est l’un des tout premiers rôles que j’ai obtenus. Je n’ai probablement pas bien appréhendé ou compris ce que je faisais exactement à l’époque…

L’autre type de rôle est un peu plus informel : il s’agit en grande partie de faire avancer les objectifs de l’organisation. 

Pour illustrer ça, prenons l’exemple d’une usine : elle achète des produits, elle les raffine, tout cela pour produire une voiture. Les associations font à peu près la même chose. En tant que partis politiques, nous apportons des idées ou personnes, nous les « raffinons » pour en faire des programmes politiques ou des politicien·nes, puis nous les « produisons » en tant que député·e ou autre. 

Il faut créer des rôles pour cadrer ce « raffinage ». L’un des plus importants est responsable d’études. Chaque section locale a une sorte de plan sur la façon de former les gens. La méthode dominante pour former ou apprendre au sein de notre organisation est le cercle d’étude. On a donc besoin de leader·euses de cercle, qui doivent aussi être formé·es. L’une des premières formations auxquelles j’ai assisté portait sur la méthode pour être un·e leader·euse de cercle : comment faciliter les discussions, développer des objectifs d’apprentissage, des choses comme ça. Et ces personnes, il en faut des milliers. Un autre rôle concerne l’adhésion : pour s’assurer que les gens sont les bienvenu·es, qu’iels connaissent leur place, qu’iels savent ce qui se passe dans la section locale, on doit les contacter. 

Voilà, il y a tellement de rôles – mais on peut toujours les relier à une des actions du parti, pour obtenir des résultats. Chaque rôle doit être connecté à nos objectifs centraux, afin que la personne qui s’en occupe en ressente le sens.

 J’aimerais en savoir plus sur ton expérience d’organisateur : quelle a été ton expérience avec le parti travailliste, qu’as-tu traversé ? Quelles sont les circonstances qui t’ont vraiment amené à devenir un organisateur ?

 

Je me suis retrouvé au milieu de ce parti et à l’époque, les sociaux-démocrates traversaient une période de tourmente. Nous avions perdu deux élections d’affilée, cela ne s’était jamais vraiment produit dans l’histoire moderne de la Suède. Donc iels étaient un peu sous le choc. De mon côté, je m’intègre de plus en plus, j’essaie de faire des choses. 

J’ai commencé à organiser les élections de 2010 localement, en interne, et à organiser les centres d’appels. J’arrive au centre d’appels la première fois – j’y suis, je suis prêt, je veux vraiment m’impliquer. Je leur demande : “qu’allons-nous faire ?”… et ils me retournent alors immédiatement la question : “qu’est-ce qu’on va faire ?” 

Et tu sais ce que je me dis ? Mince alors, ces gars-là ne savent pas comment s’organiser. Iels ne savent pas comment gagner cette élection. Iels ne savent rien faire – et pourtant, c’est un parti politique qui s’est construit sur une organisation assez rigoureuse, surtout si tu vas dans les archives et l’histoire des sociaux-démocrates. 

Et je m’aperçois qu’à un moment donné, iels ont perdu cela. Iels ont perdu la capacité d’organiser les gens. Iels sont allé·es aux États-Unis en 2008, et ont ramené les réseaux sociaux, pas la grande organisation collective sur le terrain qui se déroulait pendant la campagne d’Obama, tu vois ? 

J’ai alors commencé à m’impliquer de plus en plus et à m’occuper de leur centre d’appels à Stockholm. Juste des choses assez pratiques : gérer les listes d’appels, gérer les téléphones, s’assurer que les gens savent comment parler aux électeur·ices, écrire les transcriptions de ce que les gens vont dire dans les appels, des choses comme ça. 

Après le soir de l’élection, j’ai commencé à regarder autour de moi et à me dire : “nous devons comprendre ce qu’est l’engagement et comment attirer les gens”. C’est en regardant ce qu’iels faisaient dans la campagne d’Obama que j’ai trouvé Marshall Ganz et le modèle Ganzien. Puis j’ai commencé à essayer de transférer beaucoup de ces trucs aux sociaux-démocrates. 

Pour les élections de 2014, j’étais employé par les sociaux-démocrates pour mener la campagne électorale dans le centre-ville de Stockholm. C’est là que j’ai commencé à utiliser l’organisation collective assez systématiquement. Mais comme je l’ai dit précédemment, en Suède, les sociaux-démocrates ne mènent pas tant de campagnes que ça, notre truc, c’est de créer des politiques ou de former des politicien·nes. Le syndicat agit pour nous, il n’y a pas ces longues campagnes qui s’organisent pendant dix mois autour d’une question particulière. Et les gens ne se sont pas organisés depuis longtemps, très longtemps, au sein du parti. Du coup, nos activités étaient vraiment superficielles, elles ne faisaient pas de réelle différence, n’engageaient pas vraiment les électeurs. On se contentait de se rendre visibles, pour ainsi dire.

Mais ensuite, nous avons commencé à frapper aux portes. C’était un changement difficile. Tout d’un coup, on demandait aux membres de sortir de leur zone de confort, alors peu d’entre elleux voulaient vraiment le faire. Nous avons dû les motiver, beaucoup. Nous avons également dû mettre en place des structures pour maintenir l’engagement sur le long terme, pour une campagne de porte à porte qui a duré neuf mois au total. Tout cela était si nouveau, ce n’était pas si simple, il y avait beaucoup de travail acharné : constituer de petites équipes régionales, les amener à travailler vers des objectifs, essayer de se coordonner avec des solutions techniques pour faire le suivi des objectifs et s’assurer que nos équipes le faisaient.

Mais à la fin, nous avons réussi à engager plus de conversations que quiconque en Suède. 

Puis nous entrons dans les élections de 2018, et je suis cette fois employé au siège. Le coordinateur des élections de 2014 s’est à nouveau chargé de la campagne de terrain, mais je dirais qu’il n’était pas tellement un organisateur. L’organisation collective a fait un pas en arrière à ce moment-là, même si j’avais été justement recruté pour la mettre en place.

Rien n’est vraiment resté et ça n’a pas marché, parce que nous avons cette tradition massive, totalement nouvelle, de mobilisation

Mobilisation

Dans l’organisation collective, on définit la mobilisation comme la capacité à rassembler un grand nombre d’individus autour d’une action collective (pétition, manifestation…). Il s’agit donc d’une démonstration de force ponctuelle plutôt qu’un engagement à long terme.

C’est ce que nous avons combattu tout ce temps, cette idée que c’est plus facile avec les médias sociaux, qu’ils peuvent être suffisants. Alors nous avons fait un score correct, mais ce n’était pas la campagne rigoureuse sur le terrain à laquelle j’aurais aspiré. 

Mais nous arrivons ensuite à 2022. Et nous avions un noyau de personnes au siège social qui croyaient vraiment en l’organisation collective. Le simple fait d’avoir autour de moi ce groupe de personnes faisait vraiment une énorme différence. Nous avons fini par faire la plus grande campagne de porte à porte de notre histoire. Mais nous avons également été rigoureux·ses dans tous les domaines, de la collecte de données au suivi. Nous avions tellement de données que nous pouvions réellement prouver à quel point notre travail d’organisation collective avait eu un impact sur la campagne électorale. Même lorsque nous avons reculé, nous avons pu constater que si les militant·es n’avaient pas frappé aux portes, le parti aurait reculé encore plus. 

De 2010 à 2022 donc, j’ai travaillé pendant 12 ans en lien avec les élections. Et comme tu peux le voir, il y a eu beaucoup de hauts et de bas.

Cet article de l'Université Populaire des Luttes
Est en accès libre car il est entièrement financé par vos contributions !

Impressionnant ! Passons à la matrice : quel problème essayais-tu de régler en la créant ?

Quand j’ai commencé à pratiquer l’organisation collective, une chose est devenue très claire pour moi. Même si nous disons que nous nous consacrons à 5 pratiques distinctes, elles ne sont pas isolées les unes des autres.

    Dans le cadre théorique de l’organisation collective selon Marshall Ganz et le LCN, il existe cinq pratiques de leadership qui permettent de passer de la désorganisation à une organisation efficace : 

    • Pour passer de la passivité à l’activité, il faut motiver par un récit public qui exprime des valeurs partagées.
    • Pour unir une communauté divisée et collaborer, il faut construire des relations et créer de l’engagement mutuel.
    • Pour donner un but à une communauté dissipée, le leadership doit être structuré, efficace et fiable.
    • Pour créer de l’initiative, il faut établir une stratégie d’action claire et créative.
    • Pour mobiliser, il faut appeler et passer à l’action, en établissant des résultats à atteindre précis et évaluables.

    Pour découvrir nos 4 piliers de l’organisation collective, c’est par ici.

    Ce n’est pas comme si je m’occupais de ces pratiques l’une après l’autre dans un ordre précis. Parfois, nous utilisons la tête, parfois les mains, parfois le cœur. Et il y a un va-et-vient : les mains peuvent influencer le cœur ou la tête. Je pense donc que cette matrice est en réalité une tentative de visualiser l’interdépendance de ces pratiques. Elle permet de tout mettre sur une page afin que chacun puisse réellement voir ce qui se passe dans toutes ces pratiques, comment elles sont liées et s’affectent les unes les autres.

    Peux-tu décrire l’outil de la matrice ?

    L’idée vient d’un canevas, comme ceux utilisés en atelier d’artisan. Il existe de nombreuses matrices célèbres, l’une d’entre elles étant celle du business model (ou modèle économique). Il serait dommage que le modèle économique soit prédominant dans l’univers des matrices, car ce sont de formidables outils, très utiles pour la visualisation.

    Le business model canvas

    La matrice de l’organisation collective ressemble beaucoup à la matrice d’entreprise typique, mais elle est divisée selon les différents aspects de l’organisation. Par exemple, une partie concerne le récit public et les trois histoires qui le composent.

    ​​“Le cadre théorique du récit public est composé de trois éléments : une histoire du soi, une histoire du nous et une histoire du présent. L’histoire du soi communique les valeurs qui vous ont appelé au leadership ; l’histoire du nous communique les valeurs partagées par les acteur·ices du changement ; l’histoire du présent exprime un défi urgent, qui va à l’encontre des valeurs et exige une action immédiate. […]

    En termes simples, le récit public dit : « Voici qui je suis, voici ce que nous avons en commun, et voici ce que nous allons faire à ce sujet. » En maîtrisant la pratique de l’élaboration d’un récit qui fait le lien entre le soi, le nous et le présent, les organisateur·ices améliorent leur efficacité et créent une relation de confiance et de solidarité avec leurs bases.” – traduction du manuel de l’Organisateur·ice du Leading Change Network

    Créer de l’engagement durable à partir du récit de soi, c’est l’un des objectifs de notre alchimie de l’engagement !

    Dans une autre partie, nous examinons avec quel type de personnes nous établissons des relations. Au milieu se trouve une grande roue sur laquelle nous pouvons construire le flocon de neige et écrire les noms des personnes avec qui nous travaillons.

    Qu’est-ce qu’un flocon de neige ?

      Un flocon de neige est une façon de visualiser, de manière structurée, les relations avec toutes les personnes que nous essayons d’organiser. Ce n’est pas un modèle hiérarchique, plutôt une façon de dessiner l’interdépendance des un·es avec les autres. Par exemple, au centre de ce flocon de neige, nous pourrions avoir une équipe de direction centrale composée du ou de la chef·fe d’équipe et de quatre à six autres personnes. Chacun·e des personnes, au sein de ce cœur de direction, pourrait avoir ses propres équipes. Si je suis au centre avec mon équipe, et qu’ensuite mon équipe a sa propre équipe, on commence à construire quelque chose qui ressemble à un flocon de neige. C’est le modèle que nous utilisons le plus souvent pour visualiser nos relations avec d’autres personnes, afin de disposer d’un groupe de personnes avec qui collaborer pour inciter les gens à agir et mener nos campagnes.

      La partie basse de la matrice est davantage consacrée au passage de la stratégie à l’action, et permet de créer des calendriers de campagne. 

      La matrice est composée de deux parties : des couleurs plus froides en haut, qui représentent la construction de pouvoir, et des couleurs chaudes en bas, qui sont consacrées à l’utilisation de ce pouvoir. 

      Il y a aussi quelques icônes dessus : la tête, les mains et le cœur. Là où l’icône des mains est présente, nous nous demandons « quelles sont les activités concrètes que nous allons faire ici ? » L’icône « tête » signifie qu’il y a beaucoup de réflexion stratégique. Lorsqu’il y a l’icône « cœur », nous devons commencer à penser avec notre cœur pour amener l’émotion, inspirer l’espoir et trouver des valeurs communes, et générer une partie du contenu de la matrice en partant de là. 

      C’est donc élaboré comme un grand puzzle où toutes les pièces ont leur place. Chaque pièce peut être remplie individuellement, mais avec du recul, on réalise qu’elles s’emboîtent toutes.

      Y a-t-il un ordre pour remplir la matrice ?

      Pas vraiment, mais il y a une façon assez naturelle de faire les choses. Mon processus est de prendre comme point de départ mon histoire, les raisons qui me poussent à l’action, et de les partager dans mes conversations intentionnelles, dans l’espoir que mes interlocuteur·ices se sentent également appelées à partager leurs raisons d’agir. Il y a donc un ordre, mais il n’est pas vraiment dicté par la matrice, il découle plutôt du contexte et de notre façon d’aborder le travail d’organisation.

      Selon toi, qu’est-ce qui est le plus simple avec cet outil ? Et le plus difficile ?

      Le plus dur est de prendre la complexité de l’organisation collective et de la faire tenir dans la matrice ! Pendant mon parcours d’organisateur, si quelqu’un m’avait demandé  « quelle lutte organises-tu ? » ou « comment organises-tu ? », je n’aurais probablement pas répondu en mettant l’accent sur la même chose, selon le moment où je me trouvais – dans la phase de démarrage, le milieu ou le point culminant de la campagne. L’un des aspects les plus difficiles est probablement de gérer cette complexité. C’est en partie la raison d’être de cette matrice : aider à gérer cette complexité.

       

      Je pense que la partie la plus simple arrive probablement une fois qu’elle est remplie. Cela devient pour nous un bon rappel de ce que nous faisons, pourquoi nous le faisons et comment les différentes parties de notre travail s’articulent. Une fois remplie, on peut vraiment utiliser la matrice comme aide-mémoire pour guider notre campagne. Et il faut se sentir libres de revisiter, de changer la matrice à tout moment, d’interagir avec elle ! Une fois qu’on a mis des stratégies de campagne en place, on a généralement l’impression que l’on doit les conserver et on devient trop rigides. La matrice nous invite à revoir notre fonctionnement et à revenir à la stratégie.

      Peux-tu donner quelques exemples sur la façon dont les gens peuvent utiliser cet outil ?

      La matrice peut vraiment aider à créer des campagnes et à avancer dans leur mise en œuvre. Je l’ai utilisée de plusieurs manières. Par exemple, dans le cadre d’un atelier, pour donner aux gens un aperçu de ce qui sera fait durant la campagne. Nous l’avions projetée sur un mur, et chaque fois que nous franchissions une nouvelle étape de l’atelier, nous mettions des post-its sur la matrice pour pouvoir résumer ce qui avait été fait. Au fur et à mesure que l’atelier progresse, on la voit se remplir et prendre forme, et à la fin, on voit que l’on a créé quelque chose d’assez complet. C’est une très bonne ligne directrice pour l’atelier, cela sert en quelque sorte de cadre, de filet de sécurité pour son déroulé. C’est sans doute la manière la plus évidente d’utiliser cet outil.

      La matrice peut être utilisée pour soi-même, pour déterminer une direction à suivre dans une campagne. Une fois que tu as les compétences d’organisateur·ice et que tu sais ce que tu fais, tu peux simplement remplir la matrice et l’utiliser pour guider ta réflexion personnelle dans ton travail d’organisation collective, pour déterminer la prochaine étape.

      Ce n’est pas obligatoire d’utiliser toute la matrice en même temps. Tu peux choisir de te concentrer sur une section spécifique et d’y travailler avec une équipe pour prendre des décisions précises : quelle est notre prochaine étape ? Où allons-nous dans cette campagne ? Quelles sont les personnes à intégrer dans notre flocon de neige ? Tu peux l’utiliser au sein de l’équipe de leader·euses, pour fournir une structure à la réflexion et parler le même langage.

      Le canevas est très visuel, et je pense que les outils visuels sont particulièrement efficaces pour interagir avec d’autres personnes. Vous pouvez chercher sur le Web d’autres cadres théoriques et modélisations d’organisation collective, pour « l’engagement » ou la « mobilisation », et je pense que l’on obtient de nombreux conseils techniques sur la manière d’impliquer les gens. Mais cette matrice est différente. Il s’agit ici de la façon d’interagir avec les gens. Et c’est l’un des fondamentaux de l’organisation collective. L’une des choses les plus importantes quand on interagit avec des gens, c’est la capacité à être sur la même longueur d’onde. Montrer la matrice, la mettre devant les gens et rassembler tout le monde autour contribue grandement à les mettre sur la même longueur d’onde ; car tu crées cette interaction. Et si ce canevas peut stimuler l’interaction, alors elle fait son travail.

      As-tu d’autres outils que tu recommanderais et qui se marient bien avec l’outil de la matrice ?

      Je suis un grand fan de Mural et de ce genre d’outils, et je pense que cette matrice fonctionne parfaitement avec. En fait, une part de la motivation qui a impulsé la création de la matrice a été de voir tous ces différents outils sortir et de se demander comment nous pourrions également avoir quelque chose d’assez facile à utiliser pour les organisateur·ices. J’ai mentionné que j’avais fait une grande partie de ce travail en équipe, et lorsque la pandémie du COVID-19 a frappé et qu’on a commencé à utiliser Zoom et beaucoup de ces outils numériques, Mural était l’un des outils vers lesquels on revenait sans cesse, et qu’on utilisait avec la matrice. Ils s’accordent donc parfaitement. On peut importer la matrice sous format image tout en utilisant l’application Mural, puis utiliser les post-its virtuels pour la compléter. Voilà un outil numérique que nous pouvons utiliser.

      [@marshallganz.com]

      Généralement, l’organisation collective est une activité relationnelle. On pourrait dire que c’est de nature très sociale, et je pense que le LCN dispose de beaucoup de ressources qui nous aident à parcourir notre histoire, à pratiquer nos conversations intentionnelles, à développer notre stratégie, des choses comme ça. Et je pense que ces outils sont essentiels pour 

      travailler sur la matrice, car en fin de compte, la matrice n’est que l’endroit où nous résumons tout ce dont nous parlons. On a besoin de la structure que ces outils de l’organisation collective nous apportent et de ces interactions avec d’autres personnes pour obtenir ces excellents résultats lors de l’utilisation de la matrice.

      L'Université Populaire des Luttes

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