De Nuit Debout aux Gilets Jaunes : La Tyrannie de l’Horizontalité

par | 3/02/19

Synthèse du texte

S’affranchir des représentants ou des hiérarchies sans le soutien d’un appareil conceptuel robuste est chose ardue. Dans son article “La Tyrannie de l’Horizontalité” de 1970, l’organisatrice étatsunienne Jo Freeman analyse de façon critique la façon dont les groupes féministes s’organisent. À cette époque, la culture militante de la majorité des mouvements féministes rejetait la verticalité, perçue comme oppressive. Selon elle néanmoins, l’absence de structure avait davantage pour conséquence de limiter l’action et la libre expression de toutes. Elle laisse la place à une structure informelle, qui laisse plus de place à des leaders officieux·ses et/ou autoproclamé·es. Ces leaders ne sont pas collectivement reconnu·es. Par conséquent, bien qu’iels bénéficient d’une dynamique de pouvoir, il est très difficile de les tenir responsables ou de leur fixer des limites.

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Depuis plusieurs années, « l’horizontalité » est à la mode. De Nuit Debout aux Gilets Jaunes en passant par les Assemblées Générales étudiantes, de nombreux militants choisissent désormais de s’affranchir de représentants, de chaîne hiérarchique ou encore de structures formelles de fonctionnement. Ces choix, qui font aujourd’hui débat, sont difficiles à analyser sans appareil conceptuel.

Dans ce contexte, Marjorie Maquet, traductrice chevronnée, a accompli un très gros travail pour nous offrir une traduction fluide et ciselée de « La Tyrannie de l’Horizontalité », article culte de la féministe américaine Jo Freeman, dont la réflexion sur la structure des mouvements sociaux et leur quête d’horizontalité est plus que jamais d’actualité.

Afin d’introduire ce texte [dont la traduction complète est maintenant disponible sur notre site], nous reproduisons ici une courte note introductive, ainsi que quelques morceaux choisis qui nous semblent les plus utiles aux militants d’aujourd’hui. Bonne lecture !

 

Jo Freeman, c’est qui ?

Jo Freeman [1945-] est une organisatrice et intellectuelle américaine, dont l’engagement militant et les travaux académiques sont aujourd’hui reconnus dans le monde entier.

 

 

 

 

 

Jo Freeman [Crédit : Carol Moore]
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Formé au Royaume-Uni par les association Citizens UK et Migrants Organise, Jean-Michel Knutsen a organisé la création d’une coalition citoyenne d’ampleur régionale dans le comté de l’Essex (1,5 millions d’habitants). De retour en France, il a fondé l’association Organisez-Vous! en 2018, afin de mener des projets de recherche et d’expérimentation sur les méthodes d’organisation collective.

 

Après avoir étudié à Berkeley au début des années 1960 et s’être engagée dans le mouvement des droits civiques, elle fit plusieurs fois l’expérience du sexisme qui règne dans le monde universitaire et les milieux soi-disant « progressistes ».

 

Par exemple, en août 1967, lors d’une célèbre conférence qui rassemblait tous les acteurs de la gauche radicale des Etats-Unis, Freeman était en charge d’animer un atelier sur la libération des femmes. Au cours de cet atelier, les participantes firent émerger des revendications ambitieuses dont elles souhaitaient faire la restitution auprès des autres groupes. Toutefois, lorsqu’elles demandèrent à prendre la parole en session plénière, les organisateurs de la conférence refusèrent de les laisser monter à la tribune. Non sans mépris, l’un d’eux s’adressa à l’une d’entre elles et osa lui dire : « Calme-toi, gamine. Il y a des sujets de débat plus importants que la libération des femmes. »

Cet évènement joua un rôle déclencheur dans l’engagement féministe de Freeman. Quelques jours plus tard, elle invita les participantes de l’atelier à se réunir dans son appartement de Chicago. De leurs discussions naquit le Chicago Women’s Liberation Group dont le bulletin mensuel (Voice of the Women’s Liberation Movement) circulerait partout dans le pays et conduirait à l’émergence du Women’s Liberation Movement.

Vouant désormais sa carrière à la recherche et à l’organisation au sein du mouvement féministe, Freeman fut invitée, en mai 1970, à un séminaire de la Southern Female Rights Union, dans le Mississipi. Or, plutôt que de consacrer son allocution à des questions qu’elle avait l’habitude de traiter (telles que le sexisme dans le monde académique, la conscience féministe ou la représentation des femmes en politique), elle fit le choix de faire un pas de côté et d’analyser de façon critique la façon dont les groupes féministes s’organisent.

 

Peut-on se passer de structure ?

A l’époque, l’une des caractéristiques principales du mouvement féministe américain était sa culture militante radicale, fortement opposée à l’idée de hiérarchie. En effet, la verticalité d’une structure au sein d’un groupe militant était considérée par les féministes comme oppressive et dangereuse.

C’est pourquoi la majorité des milliers d’organisations féministes qui avaient vu le jour à travers le pays se réclamaient d’une totale horizontalité : il n’y avait pas de leader, la voix de chacune était entendue et valorisée, tous les rôles de coordination étaient régulièrement redistribués et le consensus était recherché dans toutes les prises de décision.

Ce souci d’horizontalité était particulièrement efficace dans les groupes de parole, où il permettait de créer un espace sécure où la voix de chacune était respectée. Malheureusement, tel n’était pas le cas dans les groupes d’action, où il était primordial de prendre des décisions opérationnelles (parfois même dans l’urgence). Dans un contexte de divergences politiques et stratégiques, les querelles d’égo et de pouvoir faisaient souvent voler en éclat le désir de consensus ou d’écoute attentive de chacune.

En voulant s’affranchir de certains mécanismes autocratiques, les cellules féministes avaient instauré un espace dans lequel l’absence de structure limitait leur action plutôt que de la libérer.

 

 

 

Le mouvement de libération des femmes était en plein essor dans les années 1970 [Crédit : US news ans world report]

 

 

Témoin privilégié de cet usage de l’horizontalité et des multiples frustrations qu’il entraînait, Jo Freeman décida alors de consacrer une partie de ses recherches à la sociologie de l’organisation dans les milieux féministes. Son allocution de mai 1970, intitulée « The tyranny of structurelessness » s’inscrivit dans ce contexte. Tant la finesse que la profondeur de ce texte en firent rapidement un outil d’analyse incontournable pour quiconque s’intéresse à la dynamique des mouvements sociaux.

 

C’est pourquoi, bien que rédigé il y a plus de 40 ans, ce texte mérite encore aujourd’hui d’être traduit en français, surtout dans un contexte où l’horizontalité a fait son grand retour auprès des militants de l’hexagone. En effet, le rejet de la bureaucratie des grandes structures associatives et l’avènement des réseaux sociaux ont récemment conduit de nombreux activistes à adopter des modes d’organisation qui ressemblent trait pour trait à ceux des mouvements féministes des années 70.

 

Questions de traduction

Il est important de remarquer que traduire structurelessness par « horizontalité » ne va pas de soi. Une première traduction, parue sur infokiosque en 2003, préférait en effet rester fidèle au texte en s’intitulant « La tyrannie de l’absence de structure ».

Notre choix de traduction se justifie par l’usage contemporain du terme « horizontalité » au sein de nombreux collectifs militants français qui, en faisant le choix d’un fonctionnement informel où les membres sont tous à égalité, se rapprochent bien plus de la définition du terme structurelessness utilisé par Freeman en 1970 que d’autres modes de fonctionnement dits « horizontaux » tels que les flat organizations.

Le choix de traduire structurelessness par « horizontalité » ne repose donc pas sur une équivalence littérale entre les deux termes, mais bien plutôt sur le sens que leur confère le contexte militant dans lequel ils sont tous les deux utilisés.

Morceaux choisis

Un groupe horizontal n’existe pas –

 

 

 » […] Contrairement à ce que nous aimerions croire, il n’existe pas de groupes au fonctionnement « horizontal ». N’importe quel groupe d’individus – quel que soit sa nature, sa longévité ou son but – va inévitablement se structurer d’une manière ou d’une autre. Sa structure sera peut-être flexible ; elle évoluera peut-être dans le temps ; et elle pourra (ou non) y répartir les tâches, le pouvoir et les ressources de manière équitable. Mais cette structure se constituera sans égards pour les aptitudes, les personnalités, et les intentions des individus concernés. C’est inévitable, précisément car parce que nous sommes des individus pourvus de talents inégaux, de prédispositions diverses, et d’origines différentes. Nous ne pourrions nous approcher de l’horizontalité qu’à condition de décider de ne plus interagir les uns avec les autres – ce qui va à l’encontre de la définition même d’un groupe. »

Jo Freeman

 

 

 

Cet article de l'Université Populaire des Luttes
Est en accès libre car il est entièrement financé par vos contributions !

Dans son article, Jo Freeman explique qu’un groupe de militants est composé de personnes diverses, qui ont toutes un profil et un parcours différents. Certains ont plus d’expérience, de connaissances ou d’idées, et cela les encourage parfois à vouloir s’imposer. De même, certaines personnes ont une forte personnalité, aiment diriger ou tout simplement monopoliser la conversation. Dans ce contexte, le groupe a toujours une tendance à se structurer de façon informelle, en fonction du tempérament et de la posture de ses membres. Par exemple, certains vont rapidement prendre une place centrale et se positionner comme leaders, d’autres vont reconnaître ces leaders et devenir leurs followers, d’autres encore vont s’opposer à ce leadership et devenir marginaux (outsiders). Qui n’a pas déjà connu ce genre de situation ?

 

C’est inévitable dans un groupe humain. Les individus sont si différents les uns des autres qu’il est impossible de parvenir naturellement à un ordre des choses dans lequel chacun serait l’égal de l’autre. Un groupe horizontal n’existe pas. Ainsi, quand certains groupes choisissent de ne pas se donner de structure, ce dont ils parlent en réalité c’est de leur structure apparente. Ils ont un « structureless group » dans le sens où ils n’ont pas de leader officiel, pas de hiérarchie formelle et pas de règles établies. Mais cela n’empèche pas que leur groupe dispose, malgré tout, de leaders officieux, d’une hiérarchie informelle et de règles tacites. En d’autres termes, il dispose d’une structure invisible.

 

 

 

 

 

[Crédit : Tuktuk Design]

 

 

 

Les structures invisibles dissimulent des mécanismes de domination –

 » Le laisser-faire au sein du groupe est à peu près aussi réaliste que le laissez-faire dans la société. L’idée devient un écran de fumée qui permet aux forts ou aux chanceux d’exercer sur les autres un pouvoir que personne ne viendra remettre en question. Une forme d’hégémonie peut ainsi facilement s’installer au sein d’un groupe, car l’idée d’« horizontalité » empêche la formation de structures formelles, mais pas de structures informelles. De la même façon, la philosophie du « laissez-faire » n’a pas empêché les puissances économiques de contrôler les salaires, les prix, et la distribution des biens. Elle a juste empêché le gouvernement de faire de même.

Ainsi, l’absence de structures devient une façon de cacher le pouvoir, et ce sont en général les membres les plus puissantes des mouvements féministes (qu’elles soient conscientes ou non de leur pouvoir) qui en sont les plus ferventes partisanes. Tant que la structure du groupe est informelle, seule une poignée de ses membres sait comment les décisions sont prises et a conscience de la répartition du pouvoir. Celles et ceux qui ne connaissent pas les règles du jeu, et qui n’ont pas été intronisés sont donc condamné-e-s à demeurer dans le flou ou à s’imaginer (de façon un peu paranoïaque) que quelque chose se trame dans leur dos. »

Jo Freeman

Organiser une équipe sans structure apparente, c’est-à-dire sans leaders officiels et élus, revient donc à laisser la place à une structure invisible, dominée par des leaders informels et non-élus. Et comme ce leadership n’est pas reconnu, il n’est pas responsable (accountable). Cela pose problème car un leader peut parfois se comporter de façon abrupte, ne pas agir de façon constructive ou même imposer des décisions qui ne plaisent pas au reste du groupe. S’il existe une structure démocratique formelle, alors le groupe peut s’opposer au comportement de ce leader dominant : il peut le destituer, invalider ses décisions ou même parfois l’exclure. Toutefois, si le groupe ne dispose pas de cette structure, alors il ne dispose pas des moyens de reconnaître le leader dominant ni comme leader, ni comme dominant. Et le leader dominant peut exercer son pouvoir sur le groupe sans aucun frein ni limite.

Parfois, un groupe se dote de quelques règles simples, comme la nécessité de débattre régulièrement ou de voter collectivement sur les décisions importantes. Mais c’est encore insuffisant. Car qui choisit les sujets de débat ? Et comment se préparent les votes ? Le pouvoir réside dans toutes les micro-décisions qui sont prises en amont et en aval des réunions. Et, une fois encore, sans structure démocratique, ce pouvoir reste dans les mains de leaders informels.

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Pour aller plus loin

La tyrannie de l’horizontalité de Jo Freeman fait l’objet de plusieurs ressources sur Organisez-vous !

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Texte intégral :

 

« La tyrannie de l’horizontalité »
de jo freeman

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