Guide pour faire échouer

des projets contre -(la)- nature

François Verdet

FICHE DE LECTURE

Par Steven De Magalhaes | Septembre 2022

Contexte

Les récits de lutte ont généralement tendance à ne se concentrer que sur la liste des actions mises en œuvre et sur le contexte d’émergence de la lutte. Il est rare que l’on fasse le récit des méthodes d’organisation et des choix stratégiques opérés, malgré leur centralité dans la quotidienneté d’une lutte. Ce n’est pas ce que fait le Guide pour faire échouer des projets contre -(la)- nature. Cet ouvrage se présente comme un témoignage d’expérience et un manuel structuré présentant la lutte victorieuse menée, entre autres par l’auteur François Verdet, contre un projet de Surf Park à St-Jean-de-Luz. Le livre est présenté de sorte à faire état des questions stratégiques, logistiques, et opérationnelles auxquelles on est confronté·es lorsqu’on met en place une campagne d’opposition locale à un projet avec une multitude d’acteur·ices allié·es. 

Synthèse

Ce « guide de résistance contemporaine » se concentre sur le cas d’un projet portant atteinte à l’environnement et considéré comme inutile : un parc de loisirs destiné aux surfeur·ses et comportant une piscine à vagues artificielles ainsi que des bureaux, un parking et des commerces sur plusieurs niveaux. Le tout, situé au bord de l’océan et nécessitant la bétonisation d’espaces naturels. L’entreprise Boardriders l’a initié en juin 2020, avec l’appui de la mairie de Saint-Jean-de-Luz, en dépit des conséquences catastrophiques que ce surf park représentait pour l’agriculture locale et l’environnement. A la suite de la découverte et de la médiatisation du projet dans la presse locale, une bataille s’engage entre soutiens et opposant·es au surf park. Le collectif Rame pour ta planète, fondé en 2018, s’attèle à fédérer les opposant·es et lance une pétition. Les arguments en faveur de l’emploi font pâle figure face à l’argumentaire des opposant·es, face à la perspective d’une rentabilité très aléatoire, puis face à la pandémie. Au terme d’une campagne mobilisant trois communautés différentes (surfeur·euses, associations environnementales locales, citoyen·nes hors milieu militant), dénonçant les atteintes à l’environnement, et ternissant l’image de l’entreprise Boardriders, celle-ci révisera ses priorités et abandonnera finalement le projet.

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Les idées à retenir

Construire une campagne d’opposition locale implique de prendre le temps d’organiser la lutte étape par étape, et notamment de s’intéresser au contexte et aux forces en présence avant de s’y lancer. Il faut aussi bien prendre en compte les contraintes de temps.

Pour s’organiser, la répartition formelle des rôles en amont d’une action et sur l’ensemble de la campagne est fondamentale (selon les compétences et niveaux d’engagement, selon les différents types d’action, etc.).

Les actions sont loin d’être la première étape pour faire émerger une campagne, il faut les inscrire dans un plan de campagne plus général impliquant plusieurs tactiques répondant elles-mêmes à une ou à des stratégies.

Les stratégies adoptées doivent être cohérentes avec la vision du groupe sur le monde (les idéaux), et les objectifs de la campagne (ce qu’on veut atteindre).

Dans une lutte donnée, on ne part pas forcément de zéro : il faut tirer profit d’autres (contre-)exemples de lutte ailleurs et s’en inspirer.

Il faut éviter d’opérer soi-même une division manichéenne entre bons et méchants (sauf pour donner l’image de faire partie des “bons”), notamment dans son analyse du contexte et des enjeux locaux.

Dans les cas de projets locaux, la construction et l’organisation d’un nouveau rapport de force peut être déterminant : il s’agit de construire du pouvoir en ralliant des communautés, des cercles d’affinités différents à l’opposition au projet. 

Apparaître crédible est nécessaire, il faut donc rendre la cause communicable et organiser la présence médiatique de l’opposition au projet sur toute la durée de la campagne. 

Si une action risque d’entacher la popularité de la campagne, d’affecter la cohésion du groupe, ou d’entraîner une situation difficilement gérable, il ne faut pas hésiter à y renoncer.

Prendre le parti d’actions considérées comme très radicales (occupation de terrain) peut être pertinent mais n’est pas toujours une solution optimale pour lutter contre des projets locaux : cela peut générer des oppositions brutales, il y a le risque d’être caricaturé·es auprès de l’opinion publique, et enfin, cela rend la lutte moins accessible.

Il faut trouver un équilibre entre le « penser radical » (« rester fixé·es sur ses objectifs en conformité avec nos principes et convictions ») et l’agir pragmatique ( » rester ancré dans la réalité, de se remettre en question si nécessaire, de prendre le temps de construire de l’engagement via des actions simples, et surtout de faire concorder les ambitions avec les moyens à disposition »).

Pour être efficace, il faut maintenir la pression sur les adversaires, pouvoir fixer son propre calendrier et faire en sorte qu’ils soient dans la réaction. Cela implique de préparer des actions très régulières, aussi petites qu’elles puissent être (par exemple : communiquer sur les réseaux sociaux).

© Yann Renauld 

Cet article de l'Université Populaire des Luttes
Est en accès libre car il est entièrement financé par vos contributions !

Pour approfondir

Analyser le terrain

Dans un premier temps, il faut s’assurer de connaître le fonctionnement administratif et politique local, le contexte économique et politique du projet (pourquoi ce projet, qui est élu, qui dirige la commune et l’agglomération, quelles sont les prochaines échéances électorales), ou encore le contexte environnemental (est-ce qu’il s’agit d’une zone protégée? Est-ce qu’il y a des espèces menacées ? Quelles sont les structures administratives qui protègent ce territoire ?) et sanitaire (pandémie de COVID-19).

Pour bien connaître ses allié·es, potentiel·les allié·es, et adversaires, il est utile de réaliser une cartographie du pouvoir autour du projet en n’oubliant personne. Ici, les forces en présence sont : associations et collectifs, mairie, opposition politique, entreprise à l’origine du projet (Boardriders), entreprise prestataire (Wavegarden), riverain.es, investisseurs, ou encore Région (ici, Nouvelle-Aquitaine).
À partir de ce premier état des lieux, on peut analyser en détail les intérêts de chaque acteur·ice, leur capacité d’influence relative et leur pouvoir ainsi que leurs intérêts, ce que fait François Verdet en étudiant leurs “points forts et pouvoirs”, “points faibles”, et “capacité d’action”. 

Le but est de pouvoir établir un diagramme du pouvoir représentant le positionnement relatif des acteur·ices vis-à-vis du projet et de leur capacité d’influence, et de rendre ce diagramme dynamique en notant, via des flèches, les changements de positionnement de chacun·e pouvant être provoqués par la campagne (gain ou perte d’influence, changement d’opinion vis-à-vis du projet…). Il s’agit donc de se questionner sur comment faire bouger les forces en présence.

La vue d’ensemble permet ensuite de choisir ses cibles en portant une attention particulière à ce qu’elles soient atteignables et aient suffisamment d’influence pour entraîner l’annulation du projet de surf park : par exemple, le prestataire technique Wavegarden, qui a conçu la machine à vagues et qui n’est pas porteur du projet au niveau local, n ‘est pas un acteur sur lequel il est nécessaire d’agir. Au contraire, la mairie de Saint-Jean-de-Luz qui soutient le surf park et possède une partie du terrain où celui-ci sera construit, ou encore l’entreprise Boardriders qui porte le projet peuvent être des cibles privilégiées car elles ont le pouvoir de l’annuler.

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Elaborer la structure organisationnelle de la campagne

Le schéma d’organisation de la campagne peut être formalisé et structuré en suivant le modèle pyramidal VOSTA, emprunté au monde de l’entreprise : 

    • V comme Vision : quelle vision du monde nous avons et en quoi cette campagne est-elle en cohérence avec celle-ci ? Dans ce cas, c’est lutter contre la changement climatique et l’effondrement de la biodiversité.
    • O comme Objectif(s) clairs et concrets à long-terme : qu’est-ce qu’on veut atteindre exactement ? Quels sont les effets que la campagne doit produire ? Ici, les objectifs sont obtenir l’échec du projet et la garantie d’une bon usage du terrain, afin d’être en capacité de proposer des alternatives et de ne pas être uniquement dans la contestation.
    • S comme Stratégie(s) pour atteindre ces objectifs
    • T comme Tactiques pour mettre en œuvre cette/ces stratégie(s)
    • A comme actions, pour “donner vie” aux tactiques.

Comment atteindre ces objectifs ? C’est tout l’objet de la stratégie à décider, en prenant en compte les expériences d’autres oppositions à des projets similaires ailleurs et notamment les stratégies qui ont pu être gagnantes (ou au contraire, perdantes). À Saint-Jean-de-Luz, cela permet à l’opposition de façonner leur propre stratégie et de décider de prendre le parti de la non-violence ainsi que d’exclure toute occupation du terrain pour ne pas provoquer une série de questionnements logistiques (comment maintenir l’occupation), et pour être une lutte accessible à tout le monde.

Leur stratégie repose donc sur la construction et l’organisation d’une communauté d’opposant·es la plus large possible, afin de construire un nouveau rapport de force : citoyen·nes hors milieu militant ou écologiste (ne pas être caricaturé·es), communauté du surf (montrer l’absurdité d’un projet destiné à un public de surfeur·euses sans elleux), associations environnementales et sympathisant·es (avoir des soutiens de poids). L’image que l’auteur met en avant est celle de cercles d’affinités que les opposant·es actuel·les doivent pouvoir atteindre en ralliant progressivement d’autres personnes.

Pour mettre en pratique cette stratégie impliquant des acteur·ices aux intérêts très divers, l’emploi d’une série de tactiques multiples est nécessaire :

    • Coordonner les opposant·es. Contre le surf park, il est choisi d’éviter de converger en une seule force commune d’opposition, mais de plutôt essayer de se synchroniser et d’attaquer chacun de son côté, à sa façon et avec ses propres méthodes d’organisation : l’image à se représenter est une attaque sous forme d’étoile.
    • Former l’ensemble des opposant·es grâce à un argumentaire détaillé, documenté, accessible en ligne, et prenant en compte divers intérêts et diverses raisons de s’opposer (pour éviter de devoir produire un texte trop synthétique niant ou négligeant les intérêts propres de certain·es acteur·ices).
    • Informer en médiatisant la lutte.
    • Décrédibiliser le projet et ternir son image auprès du public mais aussi indirectement auprès d’acteur·ices comme les investisseur·ses ou certain·es élu·es de la commune.
    • S’appuyer sur la réglementation et sur les obligations réglementaires pour empêcher le projet de voir le jour via la voie judiciaire.

Incarner ces différentes tactiques passe par des actions : ces dernières sont proposées selon leurs bénéfices et limites, et donc selon leur pertinence dans le contexte du projet de surf park. C’est le modèle “SMART” qui est utilisé pour juger de cela. Chaque action doit être S-spécifique, M-mesurable, A-accessible, R-réaliste, T-temporelle. Une multitude d’actions est nécessaire, toutes répondant à au moins une tactique, et chacune peut constituer une petite victoire intermédiaire qu’il faut médiatiser afin de rallier toujours davantage de personnes et de pouvoir observer l’avancée de la campagne. Les actions peuvent être très diverses, voici quelques exemples cités : former un collectif, élaborer un calendrier commun (pour s’organiser), publier un site internet et sur les réseaux sociaux, organiser une réunion d’information publique, faire signer une pétition, faire du lobbying auprès des élus, proposer un projet alternatif, , imprimer des tee-shirts, demander l’application d’une directive ministérielle pour geler la construction du surf park, se pencher sur un recours des riverains, etc.

Prendre en compte les contraintes et répartir les rôles

S’organiser demande également de faire attention aux besoins (et contraintes) de la campagne : les besoins humains (avec différents niveaux d’engagement des personnes à prendre en compte), les compétences nécessaires (juridiques, photographie, réseaux sociaux, animation de réunion, notoriété de personnes dites “prescriptrices” ou de groupes,…), les besoins financiers (et comment les combler : comment on finance telle ou telle action, quel est le budget, qui peut prêter ou donner du matériel), et enfin le temps.

La question de la temporalité et de l’organisation sur le temps long est également centrale. Il s’agit de préparer un calendrier commun afin de se synchroniser, de dessiner des étapes successives ou qui se chevauchent et des objectifs temporels pour les atteindre, le tout pour mieux s’organiser entre allié·es mais aussi pour déborder les adversaires. Ainsi, une période est attribuée pour chaque action.

Tout au long de cette campagne, la médiatisation représente un ensemble d’actions transversales et continues. Il faut pouvoir “organiser sa présence médiatique” (communiqués, entretenir les relations avec la presse, rendre compte des actions), avoir la maîtrise de son discours et du discours porté sur soi, pour à la fois rallier à la cause et cibler les adversaires. Mais aussi pour s’organiser en interne. Cela nécessite de choisir des supports, les messages à faire passer, et des outils de communication adaptés à chaque public

    • Animateur·ices pilotant la campagne (réunions pour les décisions et messagerie privée ou mails pour les questions pratiques)
    • Bénévoles actif·ves coordonnant les tactiques et actions (par mail et messagerie privée)
    • Bénévoles ponctuels ou petites mains qui mettent en oeuvre certaines actions (réseaux sociaux, mails ou numéros de téléphone, ou encore newsletter)
    • Sympathisant·es soutenant la cause de loin (réseaux sociaux, pétition, site internet)
    • Grand public à mettre de son côté (affichage, tractage, médias, voire site internet et réseaux sociaux)
    • Adversaires (affichage, tractage, interpellation sur les réseaux sociaux).

Pistes de réflexion

En prenant appui sur l’expérience de l’auteur dans cette campagne, le livre présente des outils et étapes de campagne qui sont largement réplicables et applicables à d’autres circonstances, d’autres contextes, d’autres campagnes.

Les schémas, bulletpoints, et les différentes étapes d’organisation abordées en font un guide et une ressource utile pour tout·e militant·e souhaitant s’inspirer d’une campagne victorieuse et, surtout, désirant saisir tous les enjeux d’organisation préalable au lancement de sa propre campagne – condition sine qua non d’une campagne réussie. Il permet en effet d’apporter des réponses concrètes et pratiques à la question « comment lutter contre des projets inutiles », et plus précisément « comment organiser sa lutte » ? Cet ouvrage très didactique se veut donc être aussi bien une boîte à outils de techniques, qu’un inventaire des réflexions stratégiques sur lesquelles il vaut mieux ne pas faire l’impasse avant d’entreprendre la moindre action collective.

Néanmoins, François Verdet fait l’impasse sur la question de l’engagement et de la construction de la communauté d’opposition large au projet, pourtant centrales à la campagne présentée. La vision globale sur la campagne est présentée de façon très stratégique et rationnelle, avec une méthode d’organisation planifiée, méthodique, et structurée. Cependant, il y a bien trop peu de détails sur les méthodes visant à construire de l’engagement des militant·es sur toute la durée de la campagne, ou sur les moyens de construire une culture relationnelle entre les différentes communautés s’opposant au projet. Connaissant le contexte sanitaire, cela aurait été d’autant plus apprécié : comment maintenir le lien entre les opposant·es malgré le deuxième confinement et la pandémie ? Quels ajustements organisationnels ont été nécessaires par rapport à des campagnes similaires ayant été menées avant le COVID-19 ? À vouloir en faire un guide général et réplicable, on en oublie certaines spécificités de la lutte présentée; or la prise en compte du contexte est fondamentale dans une campagne (et pour sa réussite). Il aurait ainsi été enrichissant d’avoir davantage d’éléments contextuels sur le déroulement de la campagne : quels en ont été les jalons, les défis, les adaptations nécessaires ? Quel était la posture et le positionnement de l’auteur dans cette campagne : à quoi a-t-il pris part ? En effet, la présentation de l’organisation extrêmement planifiée et objective de la campagne occulte les événements inattendus qui ont pu avoir lieu, les stratégies adverses qui ont pu être mises en œuvre, ou encore le point de vue situé et subjectif de l’auteur.

Finalement, il semble que le guide entretient l’illusion d’une campagne sans accroc, dont il serait possible de copier-coller les outils. Or, l’intérêt des récits de lutte est aussi de pouvoir restituer un contexte propre et les stratégies d’adaptation aux défis rencontrés en interne comme en externe.

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