Comment faire son évaluation après une action collective ?

par | 8/11/17

Synthèse du texte

Pourquoi s’évaluer ? C’est une bonne excuse pour prendre le temps, garder une trace et jalonner notre stratégie de long terme. Pour bien s’évaluer néanmoins, une certaine méthode est importante à respecter :

  • Il est par exemple impératif d’évaluer avec bienveillance et éviter les dérives du managérialisme (évaluer une personne et pas un état de chose, oublier le contexte ou la subjectivité d’une évaluation, ne pas la co-construire et valider en groupe, être irrespectueux·se…)
  • Il est nécessaire d’établir une stratégie à l’avance, avec des objectifs atteignables et mesurables et des paramètres définis (notre cible et ses caractéristiques, nos revendications, nos alliés, notre pouvoir et les étapes pour le développer). Cette stratégie nous permet de prévoir les surprises ou de prendre des décisions éclairées dans l’urgence.
  • Juste après l’action, une conversation informelle pour prendre la température, exprimer des ressentis de manière directe et honnête doit être menée avant de passer à autre chose.
  • Quelques jours après, un temps de réflexion collective doit être programmé. Éviter l’évaluation en groupe par appréhension des tensions ou du jugement nous empêche de rebondir, d’imaginer des stratégies plus originales et plus impactantes.

À vous de vous lancer maintenant, dans la bienveillance, l’ouverture et l’écoute !

Vous venez d’organiser une manifestation, une action directe, une remise de pétition… Et maintenant ?

Vous disposez d’un court laps de temps – quelques jours – pendant lesquels vous serez encore dans l’énergie de l’action, avec en mémoire les moments forts de votre travail collectif.

Ne laissez pas cette énergie et ces souvenirs se dissiper ! Ils peuvent encore vous être bien utiles, si vous prenez un peu de temps pour vous évaluer.

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Pourquoi s’évaluer ?

  • S’évaluer, c’est avant tout garder une trace. Poser un jalon et se dire « Voilà ce que nous avons accompli ». C’est important, car l’urgence et les circonstances nous conduisent parfois à passer d’une action à l’autre sans prendre le temps de documenter ce que l’on fait.
  • S’évaluer, c’est aussi une bonne excuse pour prendre du temps. L’évaluation est un moment à part, en suspens. On vient de finir quelque chose et on est pas encore passé à la suite. C’est un intervalle précieux qui peut donner lieu à de beaux moments d’écoute et de convivialité.
  • S’évaluer, c’est enfin une étape incontournable dans une stratégie de long terme. Quand on s’est donné collectivement une série d’objectifs à atteindre, il est important de s’arrêter régulièrement en chemin pour voir si tout se passe comme prévu.

[Crédit : Dylan Gillis]

 

S’évaluer avec bienveillance

Le management néo-libéral et son culte de la performance ont peu à peu instrumentalisé l’évaluation pour en faire un instrument oppressif. Aujourd’hui on demande aux travailleurs d’évaluer eux-même (et fréquemment) leurs motivations, leur productivité, leurs progrès, leurs compétences, etc. Chacun de ces indicateurs est alors mis au service d’une autorité hiérarchique qui peut, sans ménagement, imposer de nouveaux objectifs (souvent plus ambitieux) et de nouveaux modes d’action à ses employés.

Malheureusement, cette forme d’évaluation coercitive et totalisante n’est pas l’apanage ni des entreprises ni des pays anglo-saxons, loin de là. En France, des acteurs du monde associatif répliquent ces méthodes et imposent à leurs salariés des résultats chiffrés (par exemple en terme de recrutement, de perception de cotisations ou d’impact sur les réseaux sociaux) ainsi que des bilans hebdomadaires avec leur employeur.

[Crédit : Freepik Company]

Commençons donc par rappeller que ces formes d’évaluation sont une abérration contre laquelle il nous faut lutter. Face à de telles pratiques, il est compréhensible que de nombreux militants soient devenus suspicieux à l’idée d’évaluer leurs actions collectives !

Pourtant, il serait dommageable de rejeter tout type d’évaluation au motif que certaines dérives existent. Au contraire, il est même nécessaire de redéfinir ce que pourraient être les critères d’une évaluation éthique, positive et bienveillante. En voici quelques exemples possibles :

  • On évalue une situation, un ressenti, un état de chose, mais jamais une personne.
  • On assume toujours la dimension subjective et circonstanciée de l’évaluation.
  • On s’exprime avec tact, gentillesse et ouverture d’esprit.
  • On applique une méthodologie co-construite et acceptée par le groupe.
  • On privilégie des questions ouvertes, qui appellent de nouveaux questionnements et de nouvelles interprétations, plutôt que les questions fermées.
  • Plutôt que de noter un résultat sur une échelle de valeur, on l’évalue par rapport au contexte et à la stratégie d’ensemble dans laquelle il s’inscrit.

En respectant ces principes (et en établissant peu à peu les vôtres), vous pourrez développer une culture davantage bienveillante. Cette nouvelle atmosphère de travail mettra tous les membres de votre groupe à l’aise et vous permettra d’avancer dans l’évaluation de vos actions collectives, en suivant les trois étapes suivantes :

 

 

1. En amont de l’action, rédigez votre plan de bataille

 

Beaucoup de collectifs militants se jettent dans l’action sans avoir établi de stratégie d’ensemble. Pourtant, il suffit parfois de se poser quelques questions simples pour savoir où on en est :

  • Quelle est notre cible ? Quels sont ses points forts ? Ses faiblesses ? Son champ d’expérience ? De quelle pouvoir dispose-t-elle ?
  • Quelles sont nos revendications précises ? Notre cible est-elle bien pertinente/en capacité de céder à ces revendications ?
  • Qui sont nos alliés ? Sont-ils mobilisés ? Ont-ils exactement les mêmes revendications que nous ?
  • De quel pouvoir disposons-nous ? Est-ce suffisant pour faire pression sur notre cible ? Par quelles étapes nous faut-il passer pour développer notre pouvoir ?

Dans un contexte stratégique bien précis, une action prend tout son sens car elle a un objectif simple et mesurable. Par exemple : recruter de nouveaux membres ; développer leurs liens de solidarité ; étendre la coalition ; faire pression sur la cible. A l’inverse, si cette action ne s’inscrit pas dans un plan à long terme, ou qu’elle a un objectif vague (« sensibiliser les gens » ; « se mobiliser » ; « marquer le coup ») alors elle devient abstraite et sans impact concret.

Enfin, avoir un plan de bataille, cela permet toujours d’avoir toujours un coup d’avance, surtout quand les choses ne se passent pas comme prévues.

En effet, lorsqu’on organise une action collective, il y a toujours des surprises. Parfois, ce sont des choses qu’on a pu prévoir (intempéries, présence d’opposants, comportement brutal des policiers). Mais il arrive aussi qu’absolument rien ne se passe comme prévu.

Dans une telle situation, avoir un plan de bataille permet de prendre des décisions éclairées malgré l’urgence, en se référant à des question simples : Quel est le but immédiat de notre action ? Quelle réaction doit-elle produire ? Existe-t-il une autre façon de produire cette réaction ? Dans quelles conditions peut-on se regrouper rapidement pour adapter notre stratégie ? Dans quelles circonstances est-il raisonnable de tout annuler ?

Cet article de l'Université Populaire des Luttes
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2. Juste après l’action, retrouvez-vous pour une conversation informelle

 

Une action collective doit être l’opportunité de resserrer les liens entre les membres du groupe, de prendre du plaisir à faire quelque chose ensemble et de faire des expériences nouvelles.

S’évaluer, c’est donc avant tout se demander si on a passé un bon moment les uns avec les autres : quelles émotions ont dominé l’action ? Etait-ce un moment joyeux, festif, relationnel ? Ou au contraire était-ce un moment décourageant, répétitif, conflictuel ?

Le meilleur moment pour se poser ces questions-là, c’est immédiatement à la fin de l’action collective, pendant que le groupe est encore engagé émotionnellement dans ce qui vient de se passer.

Action contre le « Comprehensive Economic and Trade Agreement » (CETA). [Crédit : Antoine Motte]

Avant de se disperser ou de passer à autre chose (comme par exemple aller boire un verre ensemble), on peut tous se regrouper dans un lieu calme et sécure. Là, une fois réunis, on désigne celle ou celui qui mène l’évaluation.

Cet évaluateur-trice questionne alors les membres du groupe sur la façon dont ils ont vécu l’action, et répartit la parole équitablement. Personne n’est obligé de prendre la parole pour s’exprimer, mais il est important que chacun se voit offrir l’opportunité de le faire.

L’évaluation n’est pas un débat, et l’on doit s’assurer que les réponses aux question de l’évaluateur-trice restent courtes et spontanées. Il ne s’agit pas de savoir si l’action est réussie, si la stratégie doit être amendée ni même si la prochaine étape est déjà prête. Au contraire, le but de cette parenthèse est de faire une sorte de photographie du groupe à un instant « t ». Pas de réflexion, juste du ressenti. Voici quelques exemples de questions que l’évaluateur peut poser au reste du groupe :

  • Le moral est-il bon ?
  • Chacun se sent-il à sa place ?
  • Avez-vous été à l’aise pendant l’action ?
  • Avez-vous eu peur ?
  • De qui vous sentez-vous proche après cette action ?
  • Votre perception de notre cible a-t-elle changée ?
  • Vous êtes-vous sentis soutenus par nos alliés ?

Trois à quatre questions peuvent largement suffire. En cas de victoire, il ne faut surtout pas tempérer l’euphorie des militants. En cas de défaite, il ne s’agit pas non plus de transformer l’évaluation en thérapie de groupe. On mène l’évaluation de façon simple, directe, honnête, puis on passe à autre chose.

3. Quelques jours après l’action, consacrez une réunion entière à son évaluation

 

Dans les mouvements sociaux, on a souvent tendance à minorer – voire ignorer – les nécessaires temps d’évaluation, car ces derniers sont perçus comme des moments de tension et de perte de temps. En effet :

  • Soit on pense que l’action est un échec, et on a tendance à se demander « à qui la faute ? »
  • Soit on pense que l’action est une réussite, et on se dit que cela ne sert à rien de s’appesantir dessus

En réalité, il est très rare qu’une action collective soit un franc succès ou un échec catastrophique. Certaines choses fonctionnent, d’autres non, et le bilan se révèle beaucoup plus nuancé qu’un « on a gagné » ou « on a perdu ». Dans la plupart des cas, l’action a eu un impact mais les revendications du groupe n’ont pas été satisfaites. Le risque est alors de se contenter de ce constat et de se dire qu’il faut simplement « être plus nombreux » ou « plus déterminés ». On est alors tentés de reproduire la même action, encore et encore, sans que cela conduise à de véritables changements.

Un tel cycle n’apporte que monotonie et échecs. Car si l’on reproduit la même action semaine après semaine, notre cible s’y adapte et finit par ne plus ressentir son impact.

A l’inverse, si la stratégie du groupe reste imaginative, originale et qu’elle sort du champ d’expérience de la cible, alors chacune de ses actions collectives est suceptible d’avoir plus d’impact. Dans ce contexte, l’évaluation est donc avant tout un nécessaire moment de réflexion collective, qui doit conduire chacun à faire un pas de côté et à ne pas se contenter de ce qui a déjà été accompli

[Crédit : Monica Melton]

En réalité, une bonne évaluation est une action à part entière, que le groupe effectue sur lui-même : Prenons-nous du plaisir à ce que nous faisons ? Notre groupe sort-il renforcé de nos actions collectives ? Avons-nous rencontré des obstacles inattendus ? Devons-nous infléchir notre stratégie ?

On parle ici d’action au sens le plus fort du terme, car une bonne évaluation doit pouvoir transformer le groupe de l’intérieur, en resserrant ses liens de solidarité, en développant le leadership de ses membres et en lui ouvrant de nouvelles perspectives.

 

Maintenant, c’est à vous !

 

Mais attention : on ne répétera jamais assez que l’évaluation peut générer de la violence et de l’anxiété. Il est donc indispensable de garder à l’esprit qu’une évaluation doit s’effectuer dans un climat de bienveillance, d’ouverture et d’écoute. Si ces critères ne sont pas réunis, alors il vaut mieux ne pas s’évaluer et d’abord travailler la culture relationnelle et humaine de son collectif.

Lorsque vous pourrez vous réunir dans une atmosphère sécure et apaisée, alors vous pourrez respecter ces trois étapes :

  1. Plan de bataille
  2. Ecoute à chaud
  3. Réflexion collective

Vous verrez alors la qualité de vos actions collectives s’améliorer à vue d’oeil !

En savoir plus sur l'auteur·ice
Formé au Royaume-Uni par les association Citizens UK et Migrants Organise, Jean-Michel Knutsen a organisé la création d’une coalition citoyenne d’ampleur régionale dans le comté de l’Essex (1,5 millions d’habitants). De retour en France, il a fondé l’association Organisez-Vous! en 2018, afin de mener des projets de recherche et d’expérimentation sur les méthodes d’organisation collective.
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