Méthodes de travail de base et organisation populaire

Chapitre 7 Préserver l'esprit militant

Par Ranulfo Peloso

Mise en page : Secrétariat National MST
Commandes : Secrétariat national – secteur de la formation secgeral@mst.org.br
1ère édition – octobre 2009

Traduction finalisée en français en février 2023
par A l i c e  G r i n a n d  et  Y a n n  L e  B o u l a i r e

« Croire, c’est vivre , maintenant, l’espérance ; c’est rendre présent le rêve qui n’est pas encore réalité ; c’est fixer les yeux sur une certitude ; c’est affronter le défi de la vie jusqu’à la victoire, toujours. »

Introduction

Ce qui nous permet de surmonter notre peur n’est pas le courage, c’est la conviction. La conviction est une porte qui ne peut être ouverte que de l’intérieur. C’est être certain-e de quelque chose qui ne se voit pas. C’est tomber amoureux d’une cause et être capable de donner sa vie pour elle. Si l’on n’ouvre pas son cœur, on n’ouvre ni son esprit, ni ses mains. La justesse de la lutte contre toutes les formes d’oppression est une conviction qui produit des postures, des attitudes, des comportements et des valeurs. Lorsque les convictions sont savourées et partagées, elles alimentent la mystique du militantisme, même lorsqu’elles sont vécues au milieu de tensions et d’imperfections.

1. L'esprit militant

Un-e exécutant-e suit les ordres, un-e employé-e travaille pour un salaire, un-e mercenaire agit pour satisfaire son intérêt individuel. Le militantisme populaire est animé par une indignation contre l’injustice et par un engagement passionné pour que les membres de la classe opprimée puissent se réaliser en tant que personnes et en tant que peuple. La lutte est une affaire de passion. On n’apprend pas à une personne amoureuse ce qu’elle doit faire pour plaire à l’être aimé. Avec enthousiasme et audace, la personne qui aime rend le lointain proche et invente des moyens pour atteindre ses objectifs. Cette passion unit l’action, la raison et le sentiment et envahit l’espace personnel, la sphère familiale, la vie professionnelle et la lutte du militantisme. Dans la recherche permanente de cohérence entre ce qui est dit et ce qui est fait, le militantisme vit ses convictions.

2. Indignation et rébellion

Une qualité du militantisme de gauche est sa capacité à s’indigner contre toute injustice commise à l’encontre de toute personne, partout dans le monde. Penser que la soumission, la dépendance ou le fait de s’habituer à la situation des pauvres est naturel, c’est s’identifier à la droite, c’est prendre le parti de l’oppression. La rébellion ne doit pas être confondue avec l’amertume, ni avec la révolte qui ne fait rien pour changer. La rébellion sert à réveiller l’estime de soi, à ne pas se laisser devenir un objet, à ne pas devenir l’objet des autres, et à être l’embryon d’une conscience critique qui contribue à démanteler l’injustice par l’engagement dans la construction d’une société sans domination.

3. Ne pas avoir peur d'être socialiste

Le centre de la lutte militante n’est pas l’ennemi ou l’oppression. Ce qui anime le militantisme, c’est la certitude de pouvoir construire une patrie où l’on ne pleure plus, sauf de joie. C’est l’engagement en faveur de la transformation de la société dans laquelle la production, la distribution et la consommation se font de façon partagée. Dans le capitalisme, basé sur l’exploitation et la compétition entre les individus, il n’y a pas de place pour les pauvres en tant que protagonistes. Le socialisme, qui place l’être humain au centre, rend possible une relation entre les humains, sans exploitation, et avec la nature, sans destruction. Pour cette raison, les erreurs et les limites des expériences socialistes ne nient pas le rêve, ni n’invalident les efforts de tant de personnes qui ont donné leur vie pour un monde d’hommes et de femmes nouveau-elle-s.

4. Prospérité et dépassement

Le désir de posséder les biens produits par la créativité humaine est légitime tant que l’on travaille. Cellui qui ne travaille pas ne doit pas manger. Seul-e cellui qui perd sa dignité perd aussi la volonté de grandir : d’avoir plus, d’être plus, de savoir plus et de laisser son empreinte sur le monde. Dans le capitalisme, la recherche de prospérité devient consumérisme : le désir incontrôlable d’accumuler des biens, ce qui rend possible la domination. Tout bien matériel et immatériel a une fonction sociale, il appartient à tout le monde. Mais la prospérité n’est possible qu’avec le travail, la maîtrise technique, le développement de la conscience et la sobriété de vie (ne pas manquer du nécessaire, mais ne pas avoir plus que le nécessaire) ; avec l’essentiel pour tous et toutes, en pensant aux ressources de la planète et aux générations futures.

Le militantisme, dans le cadre de lignes directrices construites collectivement, doit prendre des initiatives, créer des chemins, aller au-delà des objectifs prévus, maintenir la recherche constante de solutions, sans suivre de recettes toutes faites, demander des autorisations ou attendre des ordres. Cet esprit de dépassement est aussi un acte de volonté, car lorsqu’on comprend ce qu’il faut faire, on est prêt-e à faire ce qu’on a compris, de la manière la plus parfaite et la plus professionnelle, afin que la mission du mouvement soit accomplie.

5. Esprit de sacrifice

Qui dit lutte, dit sacrifice ; qui dit sacrifice, dit aussi mort. Si le grain de blé ne meurt pas, il ne donne pas de fruit. Sortir de l’exploitation ne se fait pas sans conflit et sans rupture, même s’il faut éviter les sacrifices inutiles. Il ne s’agit pas d’un martyre, pour lequel les gens sont davantage prêts à souffrir et à mourir. Le sacrifice, lui, naît de la confrontation avec l’oppression.

Les transformations de la nature, des personnes et de la société ne se produisent pas par accord. Le nouveau qui s’est construit à l’intérieur de l’ancien n’apparaît que lorsque l’ancien est détruit. Personne ne se bat parce qu’il aime ça et toute conquête comporte des risques. Rien n’est accordé à la classe opprimée par devoir de justice. Les droits humains naissent dans la rue, dans la confrontation – la lutte fait la loi. Les subversifs doivent connaître les astuces et préparer le bon moment pour affronter la bête. Pour qu’il y ait changement, il est nécessaire de conspirer et, pour cette raison, dans la vie individuelle ou collective, la rupture est inévitable. Ces tensions, comme les douleurs de l’accouchement, précèdent toujours la victoire de la vie sur la mort. L’esprit de sacrifice n’exige pas de conditions préalables de confort, de facilité ou d’avantage individuel.

6. L'amour du peuple

Le militantisme, même au risque de paraître ridicule, sait que le ou la vrai-e révolutionnaire est guidé-e par de grands sentiments d’amour. La classe ouvrière est porteuse de nombreuses contradictions et reproduit une partie de la mentalité dominante. Cependant, plus qu’une victime, l’opprimé-e est un potentiel inépuisable de formes de lutte et une source constante de militant-e-s. Parce que seule la classe opprimée peut avoir un intérêt à se libérer dans la révolution et, en se libérant elle-même, elle libère aussi ses oppresseurs.

Le militantisme fait partie du peuple, qui est le sens et la raison même de son existence, même si ce peuple semble être dans l’erreur. C’est pourquoi le militantisme préfère prendre le risque de rester avec les pauvres plutôt que de penser qu’il y arrivera sans elleux. Et comme chaque artiste, il s’implique là où le peuple vit, lutte, souffre, se réjouit et célèbre ses croyances. S’éloigner du peuple est une façon d’être contre le peuple. De même que cela n’a pas de sens de mettre la levure hors de la pâte, il n’y a pas de militant-e sans lien avec la base. Un-e militant-e qui s’éloigne du peuple commence à penser là où ses pieds touchent le sol et entre dans un processus de corruption morale, politique et idéologique.

7. L'exercice du pouvoir

Dans une société divisée en classes, les dirigeant-e-s piétinent le peuple, utilisent le pouvoir pour soumettre et exploiter la classe ouvrière. Certains leaderships, reproduisant la pratique de l’élite, concentrent également le pouvoir, utilisent les méthodes des grands et promettent des avantages au peuple, et s’opposent aux petits pour ne pas se mettre à dos les riches et les autorités. Ils ont fait de leur position leur gagne-pain.

Le fait de commander ne pourra jamais créer la posture d’un chef dans le militantisme. De la même manière, les abus dans l’utilisation du pouvoir ne devraient jamais être une raison pour avoir peur de vouloir le pouvoir. Le pouvoir est un outil indispensable pour organiser la lutte et multiplier les militant-e-s. Le défi permanent sera de co-ordonner sans autoritarisme, de diriger sans manipuler, de commander en partageant le pouvoir et d’exécuter les accords collectifs, au-delà des vanités et des caprices individuels.

8. Combattre l'aliénation

La personne qui ne comprend pas la racine de l’injustice est aliénée. Le processus de prise de conscience consiste à briser toute forme d’aliénation, et permet la découverte de ce qui est réel. Le dépassement de l’aliénation est toujours fondamental dans la stratégie visant à construire le nouveau, l’avenir, la vie. La participation aux processus de lutte et à la réflexion, l’étude et les lectures sont des moyens de nourrir la fidélité à la cause populaire et de rechercher le changement. La réflexion est un exercice qui subvertit l’existence du militantisme afin qu’il ne s’habitue jamais à l’injustice et ne se décourage pas dans sa lutte pour l’émancipation. La réflexion évalue et remet en question le militantisme de bureau, le mimétisme, la répétition, la manipulation, les déviations et les vices.

9. Solidarité universelle

Personne n’est une île – on est épanoui quand on est en relation avec les autres. La doctrine capitaliste du à chacun selon son avidité génère la domination et l’exclusion. Contre la loi du plus fort, le militantisme socialiste cherche à pratiquer la solidarité et l’égalité, en reconnaissant la somme des richesses individuelles, mais en réagissant contre la division entre supérieurs et inférieurs. Elle lutte donc contre la domination de classe, la discrimination de genre, les préjugés ethniques et générationnels, et toutes les formes d’intolérance culturelle et religieuse.

La solidarité se manifeste dans la compassion (se mettre à la place de l’autre), l’affection, l’accord de partenariat et l’amour inconditionnel afin que la classe opprimée puisse s’accomplir. Elle s’exprime le mieux dans le don gratuit de ce que l’on a de mieux, y compris sa propre vie, pour que les personnes et les peuples puissent réaliser le rêve éternel de la fraternité universelle. « Si tu ressens la douleur des autres comme ta propre douleur, si l’injustice dans le corps de l’opprimé-e est l’injustice qui blesse ta propre peau, si la larme qui tombe du visage désespéré est la larme que tu verses aussi, si le rêve des déshérité-e-s de cette société cruelle et sans pitié est ton rêve de terre promise, alors tu seras un révolutionnaire, tu auras vécu la solidarité essentielle » (L. Boff).

10. L'esprit Multiplicateur

Nous plantons nos guerriers et nos guerrières pour qu’ils puissent donner de nouvelles graines. La personne qui tombe au combat, nous ne la pleurons pas, nous la célébrons. Parce que le sang d’un-e martyr-e est la graine des militant-e-s. Il est nécessaire d’être fier-e de ces personnes qui offrent leur vie pour que leur peuple vive dans la dignité. Mais, avec la même ardeur, il faut garder la mémoire de tant d’anonymes qui soutiennent le quotidien de la lutte et garantissent l’enracinement du travail.

Chaque militant-e, à son poste, doit effectuer un travail professionnel. Il ou elle doit également s’engager à mobiliser une équipe de travailleurs et travailleuses qui, à leur tour, partageront leurs connaissances et leurs expériences avec d’autres personnes, dans les espaces de lutte, de vie et de travail. Sa mission est de réveiller l’estime de soi dormante, de stimuler le pouvoir d’agir et d’appeler à la tâche d’être capable et d’être heureux-se, collectivement. Ainsi, le militantisme contribue à tisser le réseau de résistance, convaincu que l‘importance d’un arbre se mesure au nombre de feuilles qu’il renouvelle chaque année, et celle d’une personne au nombre d’ami-e-s qu’elle parvient à réunir. Si la lutte ne se fait pas sans ses enfants, sa famille et sa communauté, elle ne se fait pas seulement avec ses enfants, sa famille et sa communauté – un pied à la campagne et un pied sur la route !

11. Compagnonnage

Le compagnonnage est la forme supérieure de relation, supérieure aux liens du sang. C’est le geste humain, fraternel et politique de cellui qui croit en la capacité des personnes, en particulier de la classe opprimée. Le compagnonnage signifie partager le pain et le pouvoir, dans tous les espaces de vie, avec celles et ceux qui s’engagent dans le même chemin. Cela signifie ne pas avoir honte de parler de ses rêves et de ses limites et d’avoir la certitude d’être accueilli-e, écouté-e, compris-e, même quand on fait des erreurs ou qu’on a des exigences.

Les relations humaines et la charité traditionnelle nient le compagnonnage parce qu’elles sont des mécanismes de domination visant à maintenir la dépendance entre la personne qui commande et celle qui obéit, entre la personne qui donne et le-a pauvre défavorisé-e qui reçoit, et à accroître le sentiment d’infériorité des pauvres. Le compagnonnage se révèle surtout dans l’attention portée à la personne qui travaille et qui n’a pas encore compris la raison de la lutte ; dans le temps consacré aux jeunes et aux enfants, dans l’affection pour le peuple exclu, dans l’appui solidaire pour la personne découragée et dans le respect du partenaire de vie et de voyage, en les aidant à se lever et à marcher !

Dans la routine de la vie, dans l’insécurité face aux défis et quand on se sent impuissant-e, la corde casse souvent là où elle est la plus fragile, c’est-à-dire dans la relation avec les personnes de notre cercle privé ou professionnel. Seule la personne qui exerce sa foi dans la vie, sa foi dans les personnes, sa foi dans ce qui est à venir est capable de surmonter la tentation du découragement, de la ruse, de la jalousie, des ragots, des intrigues, du personnalisme et d’affirmer par la vie qu’on peut tout faire, qu’on peut faire plus, et qu’on fera ce qui sera !

12. La pédagogie de l'exemple

Il ne suffit pas que notre cause soit pure et juste, il faut que la pureté et la justice existent en nous. Il est courant d’entendre dire qu’en pratique la théorie est différente, car nous savons que les mots expliquent, mais ce sont les exemples qui mobilisent. C’est dans la pratique que le militantisme révèle ses convictions. C’est au quotidien que le discours devient une force matérielle capable de relancer la lutte pour la vie. C’est dans la vie personnelle, dans l’étude, dans les attitudes (de dévouement, d’enthousiasme, d’audace…), dans le respect du peuple, dans une fidélité aux réalisations collectives qui est une discipline, dans le travail productif, dans la participation à une position concrète dans la lutte, dans la simplicité de vie, dans l’utilisation correcte des ressources collectives… que se concrétisent les convictions. Dans la pédagogie de l’exemple, une valeur recherchée est l’esprit d’humilité, contraire à toute arrogance, autosuffisance, soumission ou naïveté. L’humilité est la simplicité de quelqu’un-e qui reconnaît ses valeurs et est clair-e sur ses limites. C’est une personne ouverte au respect et à l’accueil du nouveau et du différent qui contribuent à la vérité et à la connaissance.

13. La mystique Populaire

La mystique de la cause populaire est le secret qui, planté dans l’âme, devient la force intérieure qui anime le militantisme, surtout dans les moments de douleur, de doute et de défaite. Mais un-e militant-e triste est un-e piètre militant-e. C’est pourquoi la mystique est présente dans la joie de vivre, dans la volonté de se battre, dans l’espoir sans illusions, dans le chant, dans les symboles, dans la beauté de l’environnement, dans les célébrations. Cette énergie vitale s’exprime dans des gestes et des attitudes, individuels et collectifs, qui révèlent, dès le départ, la saveur de la coexistence rêvée pour tous les peuples.

Ainsi, la célébration de la mystique apparaît parfois comme une indignation et un conflit ; à d’autres moments, elle a le visage du plaisir et de la fête. Mais il doit toujours s’agir d’une expérience marquante qui traduit une conviction profonde, renforce la lutte et attire de nouveaux et nouvelles combattant-e-s. C’est cet esprit intérieur, nourri despoir, en toute situation, qui rend les gens combatifs et attentionnés, ouverts et persévérants, mais surtout, compagnons.

 

« On peut même dire que je suis un rêveur. Mais je ne suis pas le seul. J’espère qu’un jour vous vous joindrez à nous. Alors le monde ne fera plus qu’un. »

« J. Lennon »


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