Méthodes de travail de base et organisation populaire

Chapitre 2 La reprise du travail de base

Par Ranulfo Peloso

Mise en page : Secrétariat National MST
Commandes : Secrétariat national – secteur de la formation secgeral@mst.org.br
1ère édition – octobre 2009

Traduction finalisée en français en février 2023
par A l i c e  G r i n a n d  et  Y a n n  L e  B o u l a i r e

Introduction

« Ils étaient groupés et fixés à la terre par une racine commune, comme une touffe de bambou. Et comme cette plante, ils se sont inclinés et ont plié. Mais ils ont survécu aux plus grandes tempêtes. »

 Une des caractéristiques de l’organisation populaire est son enracinement dans la vie de la population, qui se matérialise par l’animation et l’organisation de la vie des travailleuses et travailleurs dans la recherche de solutions à leurs problèmes. Le rêve ancien et permanent de l’humanité de partager le pain et le pouvoir passe par le démantèlement de la vieille pyramide et la construction d’une société sans domination. La lutte et l’organisation populaire, pour briser la pratique de la classe dominante, s’articulent à partir de la base, pour être présentes au quotidien là où se déroule la lutte pour la Vie. Ce travail requiert de la volonté politique, du dévouement, du temps, des personnes et des ressources. Si l’élite est aux commandes, c’est parce que le peuple a appris à se taire et à obéir au chef en place. C’est pourquoi le travail de base est cette conviction profonde de vouloir surmonter la culture autoritaire et la personnification du pouvoir et à contribuer à ce que le peuple devienne acteur et prenne la barre du navire.

1. Un peu d'histoire

« Chacun-e de nous construit sa propre histoire et chaque être porte en soi le don d’être capable et heureux ».

Le Brésil est né en tant que colonie des pays riches. Les rois et les reines sont devenu-e-s les propriétaires des terres, des richesses et de la vie des gens. Quiconque résistait était persécuté, et, souvent, éliminé. Cette domination a généré une culture autoritaire et une mentalité d’esclave parmi le peuple : les gens sont devenus passifs, à toujours attendre les ordres venant d’en haut et de l’extérieur. La résistance populaire était la réponse des peuples indigènes, des quilombolas[1], des paysans et des ouvriers pour leur survie.

La dictature de Vargas, de 1933 à 1945, pour ne pas changer la culture autoritaire, a inventé le populisme. On a appris aux personnes du peuple à tendre la main et à mendier des faveurs auprès des patrons, quelles que soient les circonstances, au lieu de se battre pour ses droits. Les personnes du peuple appris à être des consommatrices qui dépendent de faveurs[2], à s’adosser à un arbre qui leur donne de l’ombre au lieu de s’organiser et de marcher

sur leurs propres jambes. La résistance populaire est alors passée par la lutte et l’organisation pour revendiquer des droits. Dans les années 1960, de plus en plus de personnes ont découvert qu’elles pouvaient décider par elles-mêmes et s’impliquer. Elles n’ont pas accepté d’être considérées comme des objets, ou utilisées comme des réservoirs de main d’œuvre. Elles ont voulu avoir une voix active et prendre les commandes de leur destin. La culture populaire et la participation populaire ont amené à la prise de conscience d’être un sujet protagoniste, ce qui a amené les travailleuses et les travailleurs à concevoir l’idée d’un pouvoir populaire. Puis vint la dictature militaire de 64, avec ses emprisonnements, ses tortures et ses meurtres. Mais le rêve d’être libre et heureux collectivement s’est maintenu dans l’ombre. Pendant de nombreuses années, grâce à un patient travail de terrain, la lutte s’est multipliée et s’est enracinée dans de nombreux espaces. À la fin des années 1970, le feu qui couvait au sein de la base a éclaté en mouvements sociaux aux quatre coins du pays. Durant ces années de plomb, de nombreuses personnes, à la campagne comme à la ville, ont été sensibilisées par le travail dévoué de milliers de militant-e-s. Cet effort a tissé un immense réseau de résistance et d’espoir contre la domination, pour le droit de s’exprimer et de faire entendre sa voix, et a contribué à la fin de la dictature militaire.

Dans les années 1980, le camp populaire a reconstruit ses outils de lutte (syndicats, partis, associations) et a même inventé de nouvelles façons de rassembler et de canaliser l’indignation et les aspirations de la classe ouvrière (mouvements, forums, entités). Ce processus de lutte et d’organisation a permis de regagner et de conquérir de nombreux droits. Sur le plan électoral, les forces populaires ont disputé des espaces dans le corps législatif et l’administration publique, et ont failli élire leur candidat à la présidence du Brésil.

Les années 1990 ont apporté de grands changements dans l’économie, la politique et le débat d’idées, à l’échelle mondiale. La chute du Mur a mis en lumière la nouvelle offensive du capitalisme et a révélé de nombreuses failles dans la pratique socialiste[3]. L’idéal de la compétition individuelle, à n’importe quel prix, a remis en cause le projet et les initiatives de solidarité. Pour le camp populaire, ce fut une période de défaites, de souffrances et de pertes : des militant-e-s se décourageaient, passaient dans l’autre camp, perdaient leur crédibilité et ne savaient pas quoi faire. Pour les socialistes, la crise a servi de moment d’évaluation. Fidèles aux idéaux de libération, iels ont perçu la nécessité de      ré-évaluer la réalité et de repenser leurs méthodes et leurs formes de lutte.

Le tournant du millénaire pourrait représenter une opportunité pour la construction du projet populaire. Mais, tout en promettant le premier monde, l’élite a livré le pays à la cupidité du capital international et à la faillite. L’État a abandonné sa fonction sociale (éducation, santé, sécurité) pour servir les intérêts des grandes entreprises. Cela a résulté en une plus grande concentration des richesses, un chômage de masse, la violence et la misère pour la population. Une exclusion économique, politique et sociale.

En 2002, par un accord tacite, la population épuisée par les politiques néolibérales, la gauche proposant un grand arc d’alliances électorales et la droite heureuse d’avoir gardé le contrôle de la situation, ont élu Lula président, après la quatrième tentative. Au début, il y eut de l’euphorie parce que l’espoir aurait vaincu la peur et un ouvrier à la présidence était le signal éclatant que le peuple devait et pouvait désirer le pouvoir.

Le choix des ministres a déjà effrayé de nombreuses personnes qui ont préféré croire à des dissensions au sein du gouvernement, sans vouloir lire la Lettre aux Brésiliens[4]. Après six mois, la perplexité s’est installée – personne ne croyait à ce qu’il voyait : la poursuite du projet de l’élite dominante de s’intégrer de manière subalterne dans la mondialisation du marché capitaliste, en suivant la même politique économique et en respectant tous les contrats qui nuisent aux intérêts du peuple (barrages, agrobusiness, cession du patrimoine public…). Pour les populations, des politiques compensatoires au lieu de politiques sociales (emploi, réforme agraire, santé, éducation). Certain-e-s se sont découragé-e-s, d’autres sont resté-e-s convaincu-e-s que tout cela n’était qu’une période transitoire.

Après un an, la désillusion était complète. C’était un gouvernement comme tous les autres – il défendait la stabilité du capital, le changement au sein des institutions, et les alliances à tout prix, pourvu qu’elles garantissent la gouvernabilité. Bien que toute cette crise ait été une pilule amère, elle a réveillé les militant-e-s. Orphelin-e-s d‘un sauveur qui ne les avait pas sauvé-e-s, iels ont redécouvert que le pouvoir n’est pas dans le gouvernement, ni dans l’État, mais dans le peuple lui-même. Il était urgent d’adopter une stratégie de repli organisé pour recomposer et accumuler des forces contre l’exploitation, avec ou sans le gouvernement, et si besoin est, contre ce dernier. Pour cela, le militantisme, avec une vigueur redoublée, doit se nourrir de la conviction que la solution pour la nation ne peut être la réparation du système capitaliste, mais la construction du projet alternatif et populaire. Et c’est pour faire avancer ce processus de lutte et d’organisation populaire qu’il est urgent de reprendre le travail de base.

 

[1]Campement d’anciens esclaves d’origine africaine devenus fugitifs.

[2]NdT : Le texte fait référence à des pratiques clientélistes.

[3]Le terme socialiste englobe ici les alternatives politiques portées par l’URSS, les républiques populaires d’Europe de l’Est, la Chine, etc…

[4]Lettre écrite par Lula pendant la campagne présidentielle de 2002, analysée par certain-e-s comme une tentative de rassurer les milieux d’affaires quant au programme du Parti des Travailleurs dont Lula était le candidat.

2. Reprendre le travail de base

« Les gens ne sont pas des bœufs d’attelage, pour tirer l’attelage à bœufs ; Les gens ont des esprits qui tournent, des esprits qui peuvent tourner ; que l’esprit du conducteur tourne et le joug peut se briser ».

La reprise du travail de base n’est pas la répétition nostalgique des pratiques et activités passées. Ce n’est pas non plus le basisme qui traite le peuple comme des mineurs incompétents ou qui loue ses actions spontanées (le basisme est une forme déguisée d’autoritarisme car il maintient la base dans la dépendance). La reprise du travail de base est le sauvetage d’une stratégie d’un chemin de lutte et d’organisation qui implique les premier-e-s concerné-e-s elleux-mêmes dans la connaissance et la solution des défis individuels et collectifs.

Le travail de base réaffirme des objectifs tels que :

1. La participation massive des travailleuses et travailleurs – Les élites n’ont pas peur des leader-euse-s qui se font remarquer. Il leur est facile d’isoler, de détruire, d' »acheter » quelques leader-euse-s exceptionnels. Ce qui effraie tou-te-s celleux qui sont habitués à la pratique de la domination, c’est la multiplication des militant-e-s et des actions. Par conséquent, la multiplication des combattant-e-s doit envahir tous les domaines de la vie (travail, politique, culture, religion, loisirs) et devenir un réseau d’animation, de résistance et de victoires. Le travail de base est la condition préalable indispensable au travail de masse ; le travail de masse est l’expression et la conséquence du travail de base.

2. La démocratisation du pouvoir – Participer au pouvoir, c’est être capable de faire des propositions, de prendre des décisions et de partager les responsabilités afin de réaliser le rêve de la classe opprimée. Le travail de base, en tant qu’expérience d’une nouvelle coexistence entre les gens, peut-être une école de la participation politique. Le fait de parler et d’écouter, de proposer et de négocier, de gagner et de perdre, de se disputer et de décider, de commander et d’obéir, d’assumer des responsabilités et d’exiger, stimule l’ambition d’être des personnes et d’exercer le pouvoir collectivement. Une école où l’on apprend à mettre le pouvoir au service de la majorité, en visant la transformation du pays.

3. La construction socialiste – Le but de la lutte est de réaliser le rêve d’un monde nouveau, libéré de toute forme d’oppression et offrant la possibilité réelle de satisfaire les aspirations matérielles et spirituelles du peuple. Cela sera possible lorsque la production, la distribution et la consommation se dérouleront de façon solidaire. Ce projet implique, dès à présent, une nouvelle relation entre les humains, et avec la nature, sans domination, sans compétition, sans préjugés et sans destruction.

 

L’objectif du travail de base

La pratique multiplicatrice du travail de base peut avoir lieu dans les favelas[1] et dans les occupations de terres, dans les usines et les églises, dans les espaces publics et les forums internationaux. Cette pratique est consolidée lorsqu’elle garde les pieds sur terre et la tête dans ses rêves. Elle remporte des victoires lorsqu’elle articule les luttes économiques avec les luttes politiques, sociales, culturelles, … Elle perdure, quelle que soit la conjoncture, lorsqu’elle combine des actions de rébellion et des procédures juridiques. Son objectif permanent est :

* de faire connaître la coexistence solidaire comme alternative à la cupidité, la compétition et la domination. Plus l’oppression et la crise sont importantes, plus la nécessité de propager le rêve d’une société sans classes est grande.

* Réveiller la dignité des personnes et leur confiance dans leurs valeurs et leur potentiel. Une personne devient heureuse et dangereuse lorsqu’elle commence à être actrice et à marcher sur ses propres jambes.

* Canaliser la rébellion populaire contre l’injustice et construire, dès maintenant, une société de nouveaux hommes et de nouvelles femmes dans laquelle la production, la distribution et la consommation sont guidées par une logique de solidarité.

* Transformer la réalité et remporter des victoires dans tous les domaines et dans toutes les dimensions pour satisfaire les justes exigences de la population.

 

[1]Quartiers construits de manière informelle dans les interstices des grandes agglomérations (NdT).

3. QU'EST-CE QUE LE TRAVAIL DE BASE ?

Foi en la vie, foi en nous, foi en ce qui est à venir Nous pouvons tout faire, nous pouvons faire plus.
Allons faire ce qui sera.

La garantie d’un projet dépend du travail qui le soutient. Cela vaut pour le football, les campagnes électorales, le travail pastoral, et pour l’organisation populaire. Mais la réflexion, ou l’objectif, sont-ils les mêmes dans la tête de l’entraîneur-euse de football, du-de la candidat-e politique, de l’agent-e religieux-se et de la leader-euse populaire ?

 

Qu’est-ce que la base ?

Base signifie fondation, fondement, soutien, commencement, une partie indispensable. À l’origine, le mot base signifie marcher sur ses deux jambes. Dans l’histoire du Mouvement populaire, le mot base a aggloméré plusieurs significations, les unes complétant les autres.

    • base de la pyramide – Elle naît de l’analyse de la société capitaliste, divisée en classes, où la classe ouvrière produit les richesses et la classe possédante (des terres, des usines, des banques…) s’approprie les fruits du travail. Dans cette façon de voir, celles et ceux qui travaillent sont la base du monde. En découvrant la force dont iels disposent, iels peuvent renverser la vieille pyramide et organiser une société sans oppression.
    • communauté de base – Elle est née de l’expérience de la population qui se mobilise pour résoudre un problème concret dans un quartier ou une localité (électricité, eau, asphalte, santé, fêtes). Elle s’est renforcée avec les CEB[1], qui ont amené les chrétien-ne-s à s’engager socialement, sur la base de leur foi évangélisatrice.
    • catégorie professionnelle – Dans la reconstruction des organisations populaires, notamment des syndicats, le mot base a fini par signifier un groupe de personnes qui ont la même profession et les mêmes intérêts économiques, même si elles ne sont pas affiliées ou ne se mobilisent pas.
    • option politique – Le développement de la lutte populaire a montré qu’il ne suffit pas de travailler ou d’être exploité-e pour être un-e militant-e de la transformation sociale. La base est donc devenue la partie du peuple qui prend conscience de l’oppression et s’engage dans un processus de construction d’une société de solidarité. N’importe quelle personne, quelle que soit son origine, peut être à la base de ce projet politique alternatif au capitalisme.
La base, c’est le peuple qui produit des richesses et qui est exploité et manipulé dans les niveaux par les élites dirigeantes. Le mot signifie commencement, soutien, quelque chose d’indispensable qui ne peut pas manquer. Mais, par-dessus tout, c’est cette partie de la classe opprimée qui est toujours prête à soutenir un processus de changement.

 

La force du travail de base est :

    • Dans le soutien de la base, avec des racines plantées dans l’âme de la population qui est la base de la société. Grâce à cet ancrage, le travail de base renaît et se reproduit sans cesse. Ce n’est pas un mouvement pour la classe opprimée. Au contraire, elle doit faire partie de cette construction et l’accompagner, en surmontant le vice de la dépendance et en apportant sa volonté, ses idées et ses ressources financières.
    • Dans la croyance dans le peuple – La raison d’être du travail de base est d’aider le peuple à comprendre et à s’engager dans une vie de bonheur et de solidarité. Le travail de base part de la certitude que le peuple se bat déjà parce qu’il doit survivre et réagir contre l’exploitation, même s’il ne l’exprime pas avec un langage militant ou qu’il s’engage dans des impasses. L’histoire montre que, malgré toutes les souffrances et toutes les contradictions, le peuple a été la pépinière permanente de nouvelles formes de lutte et de militant-e-s.
    • Dans la clarté que l’organisation populaire, étant une partie, doit être une partie pour inclure le tout. Les orientations aident les gens à comprendre la réalité et à organiser les efforts de transformation. Dans ce processus, le peuple doit s’assumer en tant que sujet de son histoire.
    • Dans la cohérence entre le parcours et le chemin. Dans le travail de terrain, il ne peut y avoir de persuasion pour obtenir un accord aveugle. Les gens adhèrent à la cause parce qu’iels sont convaincu-e-s qu’elle est juste. Ainsi, la manière de traiter les gens doit correspondre à l’objectif que nous voulons atteindre. Autrement dit, la méthode que nous pratiquons doit être cohérente avec les objectifs que nous prêchons.
    • Dans la méthodologie du multiplicateur. Chaque personne convaincue s’engage à mobiliser une nouvelle équipe de militant-e-s qui, à leur tour, partageront les explications et les expériences avec d’autres personnes dans de nombreux espaces de lutte, de vie et de travail.
    • Dans la planification des actions – Dans la lutte populaire, comme au football, le but n’est pas seulement de taper dans le ballon. Il est nécessaire d’avancer et de se défendre de manière organisée, au bon moment et avec la bonne personne. C’est pourquoi des objectifs et des échéances sont fixés, les militant-e-s sont préparé-e-s minutieusement, les responsables des activités sont choisi-e-s, et une évaluation des résultats est effectuée à chaque étape de la lutte.
    • Dans l’amour du peuple et de la vie. Le travail de base est un travail professionnel, mais il a un secret qui anime l’espoir du militantisme et le nourrit jusqu’au don de sa propre vie. La vie, la dignité, la liberté des personnes et la fraternité universelle sont à la base de cette passion qui envahit leur âme et donne un sens à leur dévouement. Cette conviction se traduit par le respect des personnes, l’affection pour les débutant-e-s, la mise en œuvre des décisions collectives, la capacité de prendre des initiatives, le courage de relever les défis et par les gestes d’indignation, d’enthousiasme et de fête. Mais elle s’exprime aussi pleinement dans les manifestations individuelles et collectives de compagnonnage.

Efficience et efficacité de la base

Une activité efficiente – bien menée – peut même générer l’euphorie de la personne qui y participe. Mais ce serait une pratique aussi autoritaire que l’imposition. Mais elle peut devenir efficace – utile – c’est-à-dire qu’elle aide les personnes et les groupes à être les acteur-trice-s de la transformation de la réalité. Une expérience populaire est efficace :

    • Lorsqu’elle anime et passionne les gens, en rétablissant leur identité et leur dignité (estime de soi) – et la posture de protagoniste, des personnes capables de marcher sur leurs propres pieds.
    • Quand elle mobilise parce qu’elle brise la situation d’engourdissement, de fatalisme et le sentiment d’impuissance généré par la domination.
    • Lorsque le degré de sensibilisation et d’appropriation des contenus et de la méthode augmente.
    • Dans la mesure où elle donne les moyens politiques et techniques au militantisme d’agir sur la réalité par une expérimentation directe et permanente.
    • Quand elle prépare les militant-e-s et les éducateur-trice-s à une reproduction créative, et qu’iels deviennent des relais multiplicateur-trice-s en y participant.
    • Quand elle canalise les luttes d’émancipation vers un projet, alternatif à l’inclusion capitaliste, où il n’y a pas de place pour la classe opprimée et où la seule option est la compétition entre supérieurs et inférieurs.

[1]Comunidades Eclesiais de Base, Communautés Ecclésiastiques de Base, créées par l’église l’Eglise catholique dans une optique de théologie de la libération (cf. le site des CEBs) (NdT)

4. COMMENT FAIRE LE TRAVAIL DE BASE

« Foi en la vie, foi en nous, foi en ce qui est à venir ; nous pouvons tout faire, nous pouvons faire plus ».

Le travail de terrain n’a pas de recette toute faite ou infaillible. Mais en examinant diverses expériences, il est possible de découvrir plusieurs points communs :

1. Qui commence – Toute personne qui s’éveille commence à être insatisfaite de l’exploitation. À travers ce sentiment de révolte, elle découvre rapidement qu’il ne suffit pas de se plaindre des injustices et qu’il n’est pas possible de mettre fin seul-e à l’oppression. La lutte commence avec les personnes qui sont prêtes à entrer dans un processus collectif de lutte pour la transformation. Pour cela, iels doivent avoir la conviction que chaque personne est en mesure d’être à la hauteur, de développer des talents différents et d’échanger des connaissances. Mais surtout, elles doivent être convaincues que seule la classe opprimée est capable de se libérer, et adopter une posture de respect – toujours avec, jamais pour ou par-dessus les gens.

2. Où commencer La lutte a lieu là où se trouve la classe opprimée : dans l’usine, le quartier, l’école, la municipalité, dans les mouvements. Il peut s’agir d’un groupe de femmes, d’adolescent-e-s, de culture… N’importe quel endroit, en ville ou à la campagne ; même la prison a été un lieu dont le militantisme a fait un espace de lutte. Le mieux est de choisir le groupe ou le lieu qui présente les conditions pour se répandre et influencer d’autres groupes et d’autres lieux. Le militantisme commence son travail comme la réalité le permet – parfois il fait un long parcours de connaissance et d’organisation, d’autres fois il part d’un processus de formation et parfois il entre déjà dans une lutte déjà concrète. La seule attitude impardonnable est de ne pas trouver le moyen d’en faire partie.

3. Le noyau de militant-e-s – une première tâche du travail de base à ne pas manquer est la formation d’une équipe de personnes ayant un minimum de compréhension et la volonté d’entrer dans un processus. Il est bon d’avoir des jeunes d’âge et dans leur mentalité. Les jeunes sont plus ouvert-e-s et plus libres d’entreprendre un parcours. Une sélection prudente, basée sur la confiance, doit tenir compte de certaines qualités fondamentales : des personnes qui n’acceptent pas d’être manipulées, qui vont au-delà de leur intérêt individuel, qui sont discrètes (qui ne parlent pas des questions à celles et ceux qui ne sont pas intéressé-e-s ou qui sont contre). C’est ce groupe qui doit faire des préparatifs minutieux – réfléchir au plan de travail, aux premiers contacts, aux ressources nécessaires, au choix du lieu, au moment de commencer, à la manière d’approcher…

… C’est aussi le collectif qui va évaluer en permanence la cohérence entre ce qui a été dit et ce qui est fait, afin de rectifier ce qui a été dit ou fait sur la base de l’objectif central.

4. La Connaissance de la réalité – L’information naît de l’observation, des conversations, des visites, des recherches. Connaître et être connu-e nécessite d’apprendre le langage du groupe pour favoriser l’intégration et l’échange. La condition est d’avoir la confiance nécessaire pour s’entendre avec la population, de ne pas être un-e « étranger-e ». Les informations suivantes sont indispensables :

      • celles qui concernent le nombre de personnes, le volume de la production, les revenus, les groupes qui oppriment la population ou qui lui sont favorables ;
      • les besoins et le potentiel de la population – ses richesses et ses valeurs économiques, artistiques et culturelles, ainsi que ses besoins ;
      • celles qui révèlent les souhaits, les fantasmes et les projets des gens – en général, les sentiments font bouger les gens : s’iels se sentent reconnus, iels sont également prêt-e-s à participer ;
      • les histoires de résistance les êtres humains protestent de manière individuelle ou collective, cachée ou ouverte, spontanée ou organisée, pacifique ou violente. Peut-être que le travail servira uniquement à renforcer une lutte existante. En effet, le militantisme n’invente pas la lutte, il découvre les personnes et les signes de la lutte et les aide à s’étendre, à s’organiser et à obtenir des victoires économiques, politiques et sociales ;

Les informations sur la réalité constituent la matière première de l’étude du militantisme – elles mettent en évidence les problèmes, les intérêts communs et des conseils pour le type d’action et d’organisation. Il est essentiel d’impliquer les personnes concernées dans la collecte des données et l’évaluation des résultats ; elles doivent être les premières parties prenantes à prendre conscience de ce qui se passe.

5. Prendre des mesures concrètes – Les données de la réalité peuvent suggérer des propositions d’action concrètes. Les militant-e-s doivent déduire :

a) ce que les gens sont prêts à faire pour réaliser leurs souhaits ; b) l’action à laquelle le groupe participera, sans se contenter d’y assister en tant que spectateur-trice-s. c) l’action qui s’inscrit dans la compréhension, le moment et le rythme que le groupe peut tenir. Il peut s’agir d’un jeu, d’une fête, d’une célébration, mais aussi d’une protestation, d’un effort commun, d’une dispute politique. Les militant-e-s ont l’obligation de faire des propositions. Iels ne peuvent pas imposer, car les actions que les gens ne s’approprient pas génèrent de la complaisance [comprendre une posture de spectateur-trice] et des frustrations.

Il est décisif que les premières actions fonctionnent. Ce sont les victoires qui encouragent la volonté de continuer. Les défaites, en général, augmentent le sentiment de faiblesse et d’impuissance. Une action en entraîne une autre quand elle est préparée et quand, après avoir été réalisée, elle est évaluée pour voir les avancées et les reculs. L’action, et la réflexion sur cette action constituent la grande école dans laquelle le militantisme et le peuple sont formés et entraînés.

6. Le Militantisme – Le peuple a été habitué à voter pour des personnes qui promettent, parlent bien, ont fait des études et qui sont tranquilles. Mais le-a militant-e doit être choisi-e en fonction de son mérite et de certaines qualités : a) son lien profond et permanent avec le peuple, sa vie, ses aspirations et ses luttes ; b) son engagement dans la transformation des personnes et de la société ; c) sa capacité à faire des propositions justes, surtout dans les moments difficiles ; d) sa façon d’organiser le peuple, de démocratiser le pouvoir, de partager et de commander. C’est la tâche du militantisme de préparer d’autres militant-e-s. Le militantisme qui a un intérêt pour le travail de base est celui qui unit son intérêt individuel aux intérêts du groupe.

7. La Mystique – Le travail de la base n’est pas une « tactique » pour attirer les gens. C’est une méthodologie née d’une passion contagieuse contre l’injustice et d’une tendresse pour la transformation solidaire. Ce secret envahit l’esprit, l’action et le cœur du-de la militant-e dans la douleur, dans le doute, dans la défaite, mais aussi dans la joie de vivre, dans la volonté de lutter, dans l’espoir sans illusions, dans la musique, les symboles, la beauté, les célébrations et, surtout, dans le compagnonnage.

8. Leader-euse-s – Dans chaque groupe, même lorsque les participant-e-s sont conscient-e-s, il y a des personnes qui se démarquent et deviennent des références. Il ne faut pas confondre leadership et direction. Un directoire est un mandat qui est gagné par un vote, même si les personnes n’ont aucune préparation ou engagement envers le peuple. Être la personne référente, plus qu’un privilège, est une tâche de la lutte, une tâche collective de coordination des actions pour que l’œuvre fonctionne. Au sein d’un groupe, d’autres personnes auront d’autres fonctions, selon le moment et leur compétence.

Il y a déjà eu des personnes qui ont profité de la position de leader-euse pour leurs intérêts individuels. Une direction populaire ne pourrait jamais exercer sa mission de manière autoritaire et personnaliste[1] (comme le font les colonels de l’élite). Encore moins pour dominer la majorité mal informée.

9. Autonomie – Dans le travail de base, les travailleurs et travailleuses et leurs organisations ne peuvent dépendre d’un-e seul-e conseiller-e ou d’un-e seul-e patron-ne. Sans indépendance économique et politique, les travailleurs et travailleuses deviennent un réservoir de main-d’œuvre. Sans formation politique, sans ressources financières pour les activités, sans connaissance des techniques – comment tenir une réunion, parler en public, faire fonctionner une machine, faire une plantation, organiser une mobilisation, gérer des ressources, élaborer du matériel pédagogique – la classe opprimée va continuer à être piégée. (Un conseil militant et compétent contribue à la formation des travailleuses et travailleurs afin qu’iels deviennent des sujets et des acteur-trice-s de la lutte populaire). Pour devenir indépendant-e, il faut du courage et la capacité de marcher sur ses propres jambes. Dès le départ, les travailleurs et travailleuses doivent être impliqué-e-s dans la mise en place de leurs activités et être compétent-e-s dans la tâche de la lutte et de l’organisation.

10. Création d’un mouvement – Dans le travail de base, chaque action doit devenir un processus. Et un processus qui réalise de nombreuses actions, présente de nouvelles idées et rassemble de nombreuses personnes, finit par apparaître. Il devient un espoir pour celles et ceux qui sont exclu-e-s du système et une préoccupation pour les élites. Le filet d’eau peut devenir un ruisseau et même une rivière. Vivre avec la reconnaissance de la société est le nouveau défi du travail populaire. Comment continuer tout en prêtant attention à l’élévation du niveau de conscience, à l’organisation et à l’arrivée de sang neuf pour le voyage ?

Par l’implication du-de la militant-e, le travail de base doit organiser les principes et les valeurs de celles et ceux qui participent déjà ou participeront au groupe. Malheureusement, de nombreuses personnes ou organisations, lorsqu’elles deviennent importantes, s’accrochent à des postes ou à la renommée, oubliant que c’est dans le peuple que réside la force. Pour éviter ces errements, les mouvements se prémunissent en renouvelant, de temps en temps, le personnel qui occupe les postes. Un autre vaccin contre le danger de la corruption consiste à exiger de chaque militant-e  qu’iel assume une tâche concrète dans une lutte directe.

Une organisation populaire naît pour rassembler les personnes, pour devenir un outil de lutte permanente et pour être une école de préparation des nouveaux camarades. Une organisation en soi ne peut jamais devenir le centre de la lutte. Le centre de la lutte est le mouvement réel de la classe opprimée, dans la lutte pour vaincre l’oppression et construire une nouvelle humanité, créant de nouveaux hommes et de nouvelles femmes dans la dignité.

11. Formation politique – La formation est une nécessité pour celles et ceux qui se battent pour la vie. L’enthousiasme et la force seuls ne suffisent pas à vaincre le pouvoir de l’oppression. La classe opprimée doit combiner sa force, sa réflexion et son intelligence pour vaincre la domination. Plus que quiconque, elle doit savoir comment démanteler le système capitaliste et indiquer des solutions aux problèmes du peuple. Il est facile de vaincre celles et ceux qui n’étudient pas, qui ne s’arrêtent pas pour réfléchir. Il est triste de savoir que de nombreuses personnes instruites n’entrent pas dans la lutte, mais il est impardonnable qu’un-e combattant-e n’étudie pas, ne soit pas intellectuel-le.

Étudier, c’est comprendre ce qui se passe pour soi et pour les autres, et chercher des solutions. Cela nécessite une réflexion sur sa propre expérience et sur l’expérience historique de la classe ouvrière, en s’appropriant les connaissances accumulées. Se former, ce n’est pas suivre des cours, ni se remplir la tête d’informations. Cela signifie être capable de découvrir des réponses aux problèmes qui, aujourd’hui, affectent le peuple. Ainsi, la formation ne consiste pas à déverser du contenu sur la tête de personnes qui le reçoivent passivement. C’est un processus d’échange entre des sujets qui enseignent et apprennent les enseignements de la vie.

La formation doit suivre le niveau de compréhension et d’engagement des personnes -– débutant-e-s, activistes, militant-e-s et dirigeant-e-s. Le mouvement lui-même doit mettre en évidence des personnes, avec la capacité et l’appétence pour cela, qui se consacrent à la tâche d’organiser et de

mettre en œuvre un plan d’entraînement. Les activités de formation sont nombreuses : la préparation, l’exécution et l’évaluation d’une action, par exemple. Mais aussi des séminaires, des cours, des débats, des voyages, des lectures, des rencontres, des formations, l’effort de raconter son histoire et la formulation de propositions. La formation politique doit aller de pair avec la formation technique : comment tenir une réunion, rédiger un rapport, parler en public, gérer une coopérative, faire fonctionner une machine, produire un journal…

12. Éviter l’isolement, favoriser l’articulation – Les maîtres du monde nous divisent pour continuer à régner. Il est vrai que nous n’avons pas la même couleur, le même lieu de naissance, la même religion, le même sexe, la même équipe de football ou les mêmes goûts. Mais en même temps que nous devons reconnaître et respecter les différences, nous ne pouvons pas oublier les intérêts et les difficultés que nous avons en commun et qui nous unissent.

Partout, il y a des gens (organisés ou non) qui luttent contre l’injustice. Le travail de base est renforcé lorsqu’il s’associe à des personnes et des groupes qui vont dans la même direction. L’articulation facilite l’échange d’expériences et la réalisation d’actions communes. Lorsqu’un mouvement pense détenir la vérité, il devient arrogant et devient une secte facile à détruire. Mais la recherche du partenariat ne peut être une pratique consistant à utiliser les gens uniquement en cas de besoin, en s’intéressant à ce qu’iels peuvent donner en termes matériels.

Le partenariat vient avec la couverte que personne ne peut tout faire, n’est obligé-e  de tout savoir et ne peut être un-e expert-e  en tout. Le partenariat ne signifie donc pas qu’il faille renoncer à ses convictions, ni être le bras armé d’un projet que l’on n’a pas aidé à concevoir ou auquel on ne s’est associé que pour gagner de l’argent de poche. Le partenariat est l’union des efforts pour atteindre des objectifs qui vont dans le même sens.

13. Occupation de l’espace public – La tendance du travail populaire a été de nier tout lien avec le pouvoir public : ni participation, ni collaboration, ni même une relation dans les questions concrètes. Le mouvement avançait en parallèle, comme les rails d’un train. Et il avait raison : l’État était dirigé par une dictature. Aujourd’hui, elle reste la propriété privée de la classe dirigeante. Cependant, la lutte populaire a compris que l’espace public peut être un espace de contestation contre l’oppression, lorsque le projet populaire est clair et que l’indépendance des mouvements populaires est garantie. Dans les moments où la résistance populaire s’affaiblit, il est nécessaire d’occuper les espaces institutionnels, à condition de ne pas oublier l’horizon de la rupture.

La lutte pour les postes dans l’organisation de l’État vise à ouvrir des espaces de participation populaire et à garantir les droits dûs à l’ensemble de la population. La représentation populaire dans l’espace public de l’État peut faciliter l’accès et la connaissance de la machine. Elle peut permettre des formes de pression sur la formulation des politiques sociales ou l’allocation de fonds publics pour l’ensemble de la population. Elle aide aussi à comprendre que l’État, tel qu’il est organisé, ne sert pas les intérêts populaires : tant que les opprimé-e-s ne vaincront pas l’oppression, il n’y aura pas de gouvernement véritablement populaire. Pour autant, la participation aux espaces institutionnels ne peut justifier la logique des campagnes électoralistes, ni la perte d’autonomie des mouvements.

14. Propagande – Ceux et celles qui croient en ce qu’iels font veulent que cette idée se répande. Faire de la propagande, c’est annoncer et partager avec d’autres les leçons que le peuple a tirées de son expérience de la lutte. Il s’agit de parler de leurs rêves et d’inviter les autres à partager le même espoir. On ne peut pas cacher un trésor qui vient de loin, il faut le transmettre aux générations futures. Faire de la propagande, ce n’est pas inventer des histoires pour impressionner ou tromper quelqu’un. Au début du travail, la propagande se fait de personne à personne. Lorsque l’expérience s’enracine et que l’on peut désormais regarder le soleil en face, la propagande peut se faire ouvertement : banderoles, affiches, bulletins, films, etc. De nombreuses personnes ont été entraînées dans la lutte populaire, touchées par la propagande.

[1] Cf Chapitre XII, « Les vices et les dérives politico-organisationnelles », paragraphe qui développe la notion de « personnalisme ».

5. QUALIFIER LE TRAVAIL DE TERRAIN

« Si nous avons déjà parcouru un long chemin, il reste encore beaucoup à parcourir. »

Celleux qui font déjà du travail de terrain n’ont pas besoin de tout reprendre à zéro. Il s’agit maintenant d’affûter l’outil pour qu’il continue à servir son objectif. Le monde a changé, l’élite s’est recyclée. Elle utilise désormais la tactique de la séduction et le discours de la compétence, vidant le sens du compagnonnage, de la collaboration, du partage des gains et même de la solidarité pour briser l’unité de la classe ouvrière. Le résultat est connu : plus de chômage, de lutte pour la survie et d’exclusion sociale. Pour cette raison, et sans abandonner son cap, le camp populaire doit découvrir de nouvelles façons de lutter et de s’organiser, certain qu' »aucun système, aussi puissant ou cruel soit-il, n’a jamais pu durer éternellement dans l’histoire ». Il est nécessaire de prendre un temps pour l’évaluation complète.

La première étape de la guérison consiste à reconnaître l’existence d’un problème. Une crise peut être l’occasion de tester les convictions et de réorienter la manière d’agir. N’est-il pas vrai qu’aujourd’hui, de nombreux dirigeant-e-s et organisations ne sont pas en phase avec leur base, quand les dirigeant-e-s sont en FM et les gens en AM ? La réponse aux défis ne vient pas d’un cerveau brillant. Elle naît d’une évaluation du mouvement, d’une lecture rigoureuse de la conjoncture et de la grandeur et disposition du militantisme.

 

Quelles parties doivent être évaluées ?

Les différents aspects du travail doivent être examinés. Pour faciliter cela, les questions suivantes peuvent être posées :

a) où sont les résultats ? La première question que l’on se pose en entrant dans une lutte est : qu’est-ce que j’y gagne ? Sans signes ou possibilités concrètes, il est difficile de se mobiliser. Les gens veulent de la nourriture, des terres, des loisirs, des revenus, de la reconnaissance. Les avantages que nous souhaitons pour l’avenir doivent être liés à des avantages économiques, politiques, sociaux, culturels, récréatifs…

b) Où est la participation ? Il est plus facile d’avoir un public et des électeur-trice-s que des personnes conscientes et sujettes. Il est toujours nécessaire d’examiner si le militantisme facilite la capacité d’action des travailleur-euse-s et l’émergence de nouveau-elle-s militant-e-s, ou s’iels ont pris possession du peuple par une pratique paternaliste et assistancialiste qui transforme les camarades en moutons[1].

c) où est la jeunesse ? La nouveauté, en termes d’âge et de mentalité, est généralement considérée comme quelque chose de perturbateur[2]. Cellui qui veut innover, cellui qui n’accepte pas d’être dirigé-e par un maître (même s’il se fait passer pour le peuple), dérange et menace. Lorsqu’une organisation ne se renouvelle pas et ne s’étend pas, c’est qu’elle a déjà commencé à s’éteindre. Il existe des organisations qui, au lieu de se battre pour la vie de beaucoup, sont devenues un gagne-pain pour quelques-un-e-s. Les nouveaux acteurs ont un langage et un visage que les mouvements traditionnels ne reconnaissent pas toujours. Ils utilisent les mots à la mode, abordent des dimensions telles que la sexualité, la race, la subjectivité, l’écologie, la culture, la religion, le divertissement… Il s’agit de thèmes anciens transformés en formes de lutte et de mobilisation. Bien sûr, il sera toujours nécessaire de distinguer la rébellion du simple mécontentement ou de l’effet de mode.

d) où est la compétence ? Agir sur la réalité est le moyen de prouver que l’on peut changer la réalité. C’est-à-dire qu’en plus du rêve et de la détermination, il est nécessaire de savoir comment faire. C’est un handicap d’être un technicien-ne et de ne pas être politique ; mais c’est démoralisant d’être un militant-e politique et de ne pas savoir comment faire les choses. La compétence nécessaire dans le travail de base est la capacité de démanteler l’exploitation, où qu’elle apparaisse, et la capacité de présenter des propositions, avec des motifs, pour aider à construire la nouvelle société.

e) Où est le cap ? Au lieu de rafistoler le vieux système, la lutte propose la transformation du monde et des personnes. C’est pourquoi nous ne pouvons pas vendre nos âmes en échange de concessions sur les principes. Le rêve d’un monde d’hommes et de femmes fier-e-s de leur dignité et engagé-e-s dans la coexistence universelle guide les efforts de la lutte populaire.

f) Où est la discipline ? La posture nonchalante des dirigeant-e-s a fatigué le militantisme. Il est ennuyeux d’arriver à l’heure et d’attendre quelqu’un-e qui, sans raison, sera en retard. Mais la discipline n’est pas l’obéissance à un ordre ou à un calendrier : c‘est l’accomplissement des décisions collectivres. C’est une conviction qui naît à l’intérieur d’une personne, comme un profond respect de soi et des autres. C’est un zèle qui se pratique chaque jour, en pensant à sa propre survie et à l’avancée du mouvement.

La discipline consiste à accomplir les tâches assumées avec professionnalisme ; à être fidèle au plan défini collectivement ; à la coresponsabilité politique et financière ; au respect de chaque compagnon-ne, surtout des débutant-e-s. La discipline consiste à arriver aux réunions avec des propositions fondées, à exiger ce qui a été convenu et à accepter, avec humilité, la demande.

 

[1]NdT : Dans le texte original, « campanheiro(a)s », par opposition à « companheiros », mais mot difficilement traduisible avec les sources disponibles. « Moutons » est utilisé pour reprendre l’idée de manque d’initiative et de manque d’élévation du niveau de conscience.

[2]NdT : « Aborrecente » dans le texte original est une contraction de deux mots : « adolescente » et « aborrecer », qui signifie déranger, contrarier. Le dérangement causé par la jeunesse donc.

6. L'ÂME DU TRAVAIL DE TERRAIN

« Nous avons l’esprit et les mains emplies de la graine de l’aube et nous sommes prêt-e-s à la semer et à la défendre pour qu’elle porte ses fruits » Che.

Le travail de base n’est pas une « tactique » pour attirer le peuple. Ni un ensemble de techniques qui, si elles sont bien appliquées, peuvent donner de bons résultats. Il s’agit d’une méthodologie qui va au-delà de tout modèle. Le travail de base est une passion à laquelle se livrent des personnes qui se donnent pour son trésor. C‘est une passion qui s’indigne de toute injustice et une tendresse pour tou-te-s celleux qui sont prêt-e-s à construire la solidarité. Cette manière passionnée de croire au peuple et de se répandre envahit le cœur des combattant-e-s de la cause populaire. Cette implication dans la construction de cette façon de vivre sans marque de domination nourrit cette conviction contagieuse. Cette façon de faire de la politique fonctionne parce qu’elle est basée sur des convictions. Et cela fait de la politique une activité sensible, engagée et créative. C’est le secret qui, ancré dans l’âme du-de la militant-e, le-a motive à se consacrer à la réalisation du projet populaire, même si cela lui coûte. La foi en la vie, l’amour du peuple, le rêve de liberté et de fraternité universelle constituent la force intérieure qui anime le-a militant-e, surtout dans les moments de douleur, de doute et de défaite. Mais elle est aussi présente dans la joie de vivre, dans la volonté de se battre, dans l’espoir sans illusions, dans le chant, dans les symboles, dans la beauté de l’environnement, dans les célébrations et, surtout, dans la camaraderie. Ce sont des expressions et des attitudes, individuelles et collectives, qui révèlent dès à présent, la saveur de la coexistence solidaire dont nous rêvons pour tou-te-s. 

7. REPRENDRE LE TRAVAIL DE BASE

Les gens ne sont pas des bœufs de labour, faits pour tirer une charrette.  Les gens ont des esprits qui tournent, des esprits qui peuvent faire tourner l’esprit du conducteur et le joug peut se briser.

1. Une personne devient dangereuse lorsqu’elle commence à marcher sur ses deux pieds. En général, celleux qui sont au pouvoir préfèrent les personnes obéissantes et complaisantes car il est facile de diriger une population domestiquée. L’objectif du travail de terrain est de réveiller la dignité des gens et leur confiance dans leurs valeurs et leur potentiel. C’est aussi organiser la rébellion populaire contre l’injustice et pour construire une nouvelle coexistence entre les humains, sans exploitation, sans discrimination et sans préjugés.

 

Le grand est seulement grand parce que nous sommes à genoux.

2. Chaque personne lutte pour se débarrasser de l’oppression – personne ne s’habitue à l’esclavage. La lutte commence là où l’exploitation et la domination ont lieu. On dit parfois que le peuple ne veut rien. Mais le peuple ne cesse de se battre, il cherche toujours une issue à l’impasse, même s’il court après l’illusion : cadeaux, promesses, sauveurs. Même sans en être conscient, le peuple garde en son sein une indignation réprimée. Personne ne se bat parce qu’il aime ça ; il se bat parce qu’il y est contraint par la nécessité. La classe opprimée se bat pour la terre, la nourriture, le logement, l’école, la dignité, le divertissement, les droits. Elle se bat pour se débarrasser de l’oppression, pour rester en vie et pour être reconnue en tant que personne.

 

Quand la faim fait mal, tout le monde peut entrer dans la mêlée

3. Celui qui domine essaie de faire taire tout signe de résistance. Afin de dégonfler la réaction populaire, il bat, effraie, illusionne et, sans pitié, calomnie, torture et tue. Parfois, la personne opprimée résiste aux balles de plomb, mais est vaincue par les balles de sucre. La classe dirigeante réprime pour mettre les gens à genoux, obéissants et résignés face à la situation. La plupart des livres et des écoles tentent d’effacer la mémoire libertaire de la classe opprimée en répandant l’idée que le peuple brésilien est pacifique. Il suffit d’ouvrir les yeux et de voir l’histoire de la lutte et de la résistance des peuples indigènes, des peuples noirs, de la classe paysanne, de la classe ouvrière, des femmes, des pastorales sociales…

 

Sentant dans la vie qu’il peut, le pauvre comprend qu’il en vaut la peine ;
Après avoir secoué le joug, aucun patron ne peut le faire taire.

4. L’élite dirigeante n’a pas peur d’un leadership brillant ou de leader-euse-s combatif-ve-s. L’élite craint le peuple qui est conscient et en mouvement. La mission du militantisme est donc de partager l’illumination avec celles et ceux qui restent esclaves dans leur travail et dans leur mentalité. Sa tâche est d’encourager la lutte populaire en diffusant la nouvelle qu’il est possible de changer la réalité parce que le travail est le ressort du monde. En précisant que la transformation de la société ne vient ni d’en haut, ni de l’extérieur. Elle provient de l’union de celles et ceux qui découvrent l’oppression et créent différentes formes de luttes pour rechercher une VIE libre et heureuse.

 

Si le bœuf savait combien il est fort, personne ne pourrait l’écraser.

5. De nombreuses organisations populaires remportent de grandes victoires puis s’effondrent. Soit parce qu’iels n’évoluent pas, et répètent la vieille façon de lutter et de s’organiser, soit parce que, au lieu d’être une organisation de travailleurs et travailleuses, iels deviennent un petit groupe d’élu-e-s, et parce qu’iels pensent être les maîtres, iels font la lutte pour le peuple. Mais il semble que la principale raison de ces défaites soit que certains de ces dirigeant-e-s ne croient pas en la population. À l’instar de l’élite, ces « directions » concentrent le pouvoir entre leurs mains ou font de leur emploi leur gagne-pain. Mais celleux qui sont militant-e-s participent, stimulent et suggèrent des initiatives populaires. C’est pourquoi iels sont présent-e-s dans les actions et contribuent à ce que ces actions permettent d’obtenir des bénéfices concrets et permanents. Une action indispensable du militantisme est l’intégration constante dans le mouvement de personnes nouvelles, tant en âge qu’en mentalité, qui deviennent des protagonistes de la lutte pour le partage du pain et du pouvoir.

 

La libération sera l’œuvre de la classe opprimée elle-même ou il n’y aura pas de libération.

6. La réunion en soi n’est pas une lutte. La lutte est l’action organisée de la classe opprimée pour continuer à vivre, pour sortir de la captivité et réaffirmer sa dignité. La lutte, c’est le travail qui se fait dans les installations agricoles[1], dans les usines, dans les quartiers, dans les mouvements pour les droits, dans les églises engagées…. La lutte, c’est l’étude que nous faisons pour comprendre la raison de la lutte et pour connaître l’expérience d’autres groupes. L’assemblée peut faire partie de la lutte quand elle évalue les actions, quand elle prépare le peuple à de plus grandes victoires et quand elle guide la lutte vers la libération. C’est pourquoi les réunions populaires doivent être des moments de formation, de débat, de fraternisation, de souvenir et de célébration des valeurs qui unissent les gens dans la lutte.

 

Agir est la seule façon de montrer qu’il est possible de transformer le monde.

7. Seuls celles et ceux qui croient que la classe opprimée est capable de penser la production, la distribution et la consommation solidaire des biens, font un travail populaire. Pour construire ce projet de société, la mobilisation et la participation consciente de la population sont nécessaires. C’est ce qui soutient la proposition de transformation sociale. Pour réussir, le travail de base doit se développer et devenir un mouvement – un pied sur le terrain et un pied sur la route. C‘est dans ce travail, local et global, que l’on voit qui est militant (en raison de son degré d’engagement dans la cause populaire), qui est la base (parce qu’il a déjà rejoint le Mouvement), et qui est la masse (l’ensemble de la population à atteindre). La direction est une tâche de la lutte et non le privilège de quelques militant-e-s.

 

Vous devez avoir les pieds sur terre et la tête dans les étoiles.

8. Le travail populaire commence au contact de personnes mécontentes qui sont prêtes à entrer dans un processus de lutte pour la fin du capitalisme et la construction d’une société fraternelle. Il se développe lorsqu’il répond à l’intérêt des gens, en partant de la porte que cellux-ci lui ouvrent. Il est fort lorsqu’il réalise des expériences simples et implique les gens dans la résolution des problèmes – pas par-dessus, pas pour, mais avec les gens qui participent – y compris dans le soutien financier des actions. Il est fort  lorsqu’il a une organisation démocratique, avec une voix pour tous les gens, selon les besoins de la lutte et selon leurs capacités et goûts personnels. Il devient victorieux lorsque les gens s’approprient le processus, lorsqu’ils multiplient cette pratique et lorsqu’ils s’articulent avec des groupes partenaires qui suivent la même voie.

 

Seule la personne opprimée peut se libérer et, en se libérant, iel libère aussi son oppresseur.

9. Le travail de base propose une révolution. Et seule la classe opprimée peut avoir un intérêt dans une révolution, car dans le monde capitaliste, il n’y a pas de place pour elle. L’expérience de l’oppression apprend à la classe opprimée diverses initiatives de solidarité. Elle est également porteuse d’un potentiel productif et humain qui génère la richesse matérielle et spirituelle de la société. En prenant conscience de l’injustice, la classe opprimée peut s’organiser et lutter pour un monde où la possession, la connaissance et le pouvoir sont exercés de manière partagée. Nous devons toujours rester conscients que la fin de l’exploitation et la transformation de la société ne naissent pas d’un accord avec la classe dominante. L’histoire montre que l’élite ne remet les richesses volées et son pouvoir de domination que lorsqu’elle est vaincue.

 

Les riches n’abandonnent que lorsqu’ils perdent et les pauvres ne gagnent que lorsqu’ils se battent.

10. Une société de solidarité commence dès maintenant – à la maison, au travail, dans la communauté, dans le mouvement. C’est dans la vie concrète que s’exerce le-a militant-e pour ne jamais s’abaisser, ne jamais traiter les gens comme des « choses ». C’est dans la lutte quotidienne qu’iel apprend à surmonter la compétition entre supérieurs et inférieurs et à créer les conditions de l’égalité. Par conséquent, le grand signe de la nouvelle société est la camaraderie. Le compagnonnage est la forme la plus parfaite de relation entre les gens – plus forte que les liens du sang. C’est le geste humain et politique qui se révèle dans l’attention portée aux personnes exclues et découragées, dans l’affection portée aux jeunes et aux enfants, dans le respect porté aux partenaires de la vie et du voyage.

 

Le compagnon est le frère ou la sœur que l’on choisit.

11. Le travail de base, composé de cadres (qualité) et de masses (quantité), est un chemin long et difficile. Parce qu’à côté de la volonté, de la créativité et du courage, la mentalité d’esclave est présente dans le peuple, le rendant complaisant, peu sûr de lui et dépendant. De nombreuses personnes opprimées transforment leur tête en hôtel de patron (lambari à tête de requin[2]). Au travail, dans la famille et dans le mouvement, iels répètent les idées et les pratiques de l’élite ; iels pensent à concentrer la richesse et le pouvoir entre leurs mains et traitent leurs compagnon-ne-s avec autoritarisme et mépris. Ce n’est qu’en participant aux luttes et en réfléchissant à l’histoire populaire qu’il est possible de surmonter l’aliénation et de retrouver la confiance dans la force de celles et ceux qui subissent l’oppression.

Je crois que le monde sera meilleur lorsque le plus humble d’entre nous qui souffre croira en lui-même…

 

[1]NdT : Assentamentos dans le texte, peut faire référence aux grandes propriétés terriennes ou aux occupations informelles. Choix de la première ici, car les quartiers sont évoqués par la suite

[2]L’expression signifie littéralement « petit poisson qui porte un aileron de requin », elle semble être utilisée pour désigner un poisson qui se comporte comme s’il était lui-même un prédateur, un mélange de « grenouille qui veut se faire plus grosse que le boeuf » et de « traître de classe ». Dans le contexte, on pourrait dire qu’il s’agit des personnes de classe populaire qui défendent les intérêts de la classe dominante, en pensant y appartenir.

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