Chapitre 1 À propos de la méthodologie populaire : les principes du travail populaire
Mise en page : Secrétariat National MST
Commandes : Secrétariat national – secteur de la formation secgeral@mst.org.br
1ère édition – octobre 2009
Traduction finalisée en français en février 2023
par A l i c e G r i n a n d et Y a n n L e B o u l a i r e
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Présentation
Je voudrais commencer par dire qu’une conférence sur la méthode n’est pas toujours appropriée. Ce qu’on enseigne, c’est à faire des choses et à lire. Ce qui est fondamental, c’est de faire, de se lancer dans une pratique et d’aller en apprenant-réapprenant, en créant-recréant, avec le peuple. C’est ce qu’on enseigne. Mais cela aide beaucoup de papoter à propos de son expérience avec quelqu’un-e qui pratique, quelqu’un-e qui a déjà pratiqué et quelqu’un-e qui a un socle théorique en lien avec cette expérience. Dans cette optique, il est logique de rechercher et de recevoir des conseils. Mais ce qui est indispensable, c’est de faire. C’est en faisant qu’on aura l’agréable sensation de découvrir des choses avec le peuple.
J’ai évité d’écrire à propos de quelque chose que je n’aurais pas fait. Je ne pourrais même pas écrire une lettre si je n’avais pas quelque chose d’important à dire. Mes livres sont des reportages qui, même s’ils sont théoriques, sont toujours basés sur la pratique. Cellui qui a l’intention de travailler avec ces rapports doit être prêt-e à recréer ce que j’ai fait, à refaire et pas seulement à copier, à réinventer les choses. Les éléments sur lesquels nous allons réfléchir sont des principes valables pour cellui qui travaille avec le peuple, pour qui est impliqué-e dans l’alphabétisation des adultes, ou qui participe à une sorte de pastorale ou de travail populaire.
1. Personne n'est seul au monde
Le premier principe est que personne n’est seul au monde. En tant qu’éducateur-trice-s, nous devons être convaincu-e-s d’une évidence : personne n’est seul au monde. Cela semble être une observation stupide – une observation est quelque chose que personne n’a besoin de chercher. Mais il faut voir quelles implications découlent de cette observation. L’important n’est pas de faire une observation. Faire une observation est facile, il suffit d’être vivant-e. Ce qui est important, c’est de faire découler de cette observation une série de conséquences, d’implications.
La première conséquence, principalement dans le domaine de l’éducation, est que, si personne n’est seul, c’est parce que les êtres humains sont sur Terre avec d’autres êtres. Et être avec les autres signifie nécessairement respecter le droit des autres à s’exprimer.
Et c’est là que la galère commence pour celles et ceux dont la posture manque d’humilité, celles et ceux qui pensent connaître la vérité à tout prix. Pour elleux, il n’y a qu’une seule manière de faire : convaincre à tout prix celleux qui ne détiennent pas la vérité.
* Cette reproduction adaptée est basée sur la publication PARA TRABALHAR COM O POVO (Pour travailler avec le peuple) éditée par le Centre de Formation des Jeunes, Vila Alpina, Quartier Est de São Paulo, SP, 1983.
2. Savoir écouter
L’implication profonde et rigoureuse qui surgit lorsque je prends conscience que je ne suis pas seul, c’est précisément le droit et le devoir de respecter ton droit à prendre la parole. Cela signifie donc qu’il faut aussi savoir écouter. Dans la mesure où je pars de la reconnaissance de ton droit à prendre la parole, lorsque je parle parce que je t’ai écouté-e, je fais plus que m’adresser à toi, je parle avec toi. Mais m’adresser à toi ne devient parler avec toi que si je t’écoute. Au Brésil, il y a beaucoup de gens qui s’adressent à nous mais ne parlent pas avec nous. Cela fait 500 ans que le peuple brésilien prend des coups. Tout cela est lié au travail de l’éducateur-trice : dans une posture autoritaire, il est évident que l’éducateur-trice s’adresse au peuple, s’adresse à l’étudiant-e (et ne parle pas avec elleux, NdT).
Ce qui est terrible, c’est de voir beaucoup de gens se proclamant être de gauche et continuer à parler au peuple et non avec le peuple, dans une contradiction extraordinaire avec leur propre position de gauche. Parce que ce qui est approprié à droite, c’est de parler au peuple, alors que ce qui est approprié à gauche, c’est de parler avec le peuple. Ce petit truc est la première conclusion que nous tirons lorsque nous réalisons que nous ne sommes pas seul-e-s au monde.
Lorsqu’on incarne et vit ce fait de ne pas être seul-e-s au monde, on s’inscrit dans la méthodologie populaire. Cette façon de voir et d’entrer en relation est bien plus qu’une méthode – c’est une conception du monde. C’est une pédagogie. Une pédagogie et non pas une méthode pleine de techniques. On connaît beaucoup mieux les choses lorsqu’on apprend le sens de cette pédagogie que lorsqu’on applique une technique. Les techniques ne se concrétisent que lorsque le principe est respecté.
Si l’éducateur-trice est prêt-e à vivre une expérience avec l’apprenant-e une expérience dans laquelle l’apprenant-e parle à l’éducateur-trice et ne se contente pas d’écouter les mots de l’éducateur-trice, l’éducation sera authentique, l’apprenant-e devenant un-e créateur-trice de son apprentissage. Ceci est un principe fondamental.
Une deuxième conséquence du « parler à » et du « parler avec » est que je ne parle avec que dans la mesure où j’écoute également. Et je n’écoute que dans la mesure où je respecte, y compris cellui qui me contredit lorsqu’iel parle. Si on écoute seulement celleux qui sont d’accord avec nous… c’est exactement ce qui se passe quand on est dans les sphères du pouvoir. Cela veut dire que, tant que vous acceptez les règles du jeu, l’ouverture continue. Si le peuple brésilien est d’accord pour que l’ouverture, la démocratie soient comme cela, elle existe, sinon… J’aime beaucoup les anecdotes, y compris les anecdotes dites moches qui sont si belles.
Quand j’étais petit, on m’a raconté une histoire qui est arrivée à Henry Ford. Henry Ford a réuni ses techniciens et conseillers et leur a dit : nous allons discuter ici du nouveau modèle de voitures Ford. Alors, les techniciens ont commencé : M. Henry, nous allons trouver un moyen de mettre fin à ces voitures qui ne sont que noires et laides ; nous allons rendre la voiture brune, verte, bleue, changer le style, faire quelque chose de plus dynamique. À 17 heures, Henry Ford a dit : maintenant, j’ai une affaire. Faisons comme suit : demain, nous nous retrouverons ici à cinq heures pour décider de cette affaire. Le lendemain, à 16h45, les conseillers étaient tous dans la salle. À 16h50, la secrétaire de Ford est entrée dans la salle et a dit : « Messieurs, M. Ford ne peut pas venir à cette réunion, mais il vous demande de vous réunir ; il dit aussi qu’il est d’accord avec vous, pourvu que la couleur des voitures soit noire ».
Je parle avec toi quand je suis capable de t’écouter. Et si j’en suis capable, je te « parle à toi » (NdT : L’auteur reprend une distinction établie plus haut entre falar a (parler à, sans écoute) et falar com (parler avec, en étant dans l’écoute). J’ai choisi de mettre des guillemets absents du texte original pour plus de clarté.).
Dans le « m’adresser à » et dans le « parler sur » (ce qui signifie parler à propos de), je « m’adresse à » toi sur telle situation. Si je me suis convaincu de se « parler avec », de cette écoute, mon travail partira toujours des conditions concrètes dans lesquelles se trouve le peuple. Mon travail va partir des niveaux, des manières et des formes par lesquelles le peuple se perçoit dans la réalité, et jamais de la manière dont je comprends la réalité.
3. Démonter la vision magique
Je pars d’un exemple concret. À l’âge de 7 ans, je ne croyais déjà plus que la misère était une punition de Dieu. C’était il y a longtemps. Mais admettons que j’arrive pour travailler dans une certaine zone où le niveau de répression, d’oppression et de spoliation du peuple est si élevé que la communauté, ne serait-ce que par besoin de survie collective, se noie dans une vision aliénée du monde. Dans cette vision, Dieu est responsable de toute cette misère. À ce niveau de conscience, de perception de la réalité, il est nécessaire de croire que Dieu est le responsable.
Puisque Dieu est le responsable, le problème en vient à découler d’une cause supérieure. Il vaut mieux croire que Dieu est le responsable que croire qu’il ne l’est pas, ainsi il n’y a pas d’obligation de lutter, et de risquer sa vie dans cette lutte.
C’est une réalité qui existe. C’est incompréhensible que les jeunes de gauche ne comprennent pas ce truc ! En fait, ce n’est pas possible d’arriver dans une zone comme celle mentionnée plus haut, et faire un discours sur la lutte des classes. Cela ne marche tout simplement pas ! C’est une incohérence complète sur le plan théorico-scientifique. Faire un truc comme ça, c’est une aberration scientifique. Un jour, la question de la classe sociale viendra. Mais ce sera impossible tant que la vision magique, la compréhension basée sur la magie, n’auront pas été déconstruites. S’il y avait la possibilité d’une participation active et d’une pratique politique immédiate, cette vision disparaîtrait. Toutefois, c’est toujours violent d’oublier que la communauté n’a pas encore la possibilité d’un engagement immédiat.
Ce qui s’est passé, c’est qu’on est allé s’adresser à la communauté, et pas parler avec la communauté. Tu fais un discours sauvage, enragé. Pour quel résultat ? Tu crées plus de peur ; tu immisces plus de peur dans la tête de la population. Ce que je veux dire, c’est que ce qu’on doit faire, c’est de partir exactement du niveau [de conscience, NdT] auquel la masse se situe. Face à ce fait, il y a deux risques d’erreur : a) S’accommoder du niveau de compréhension de la communauté et en venir à dire qu’en réalité, c’est Dieu même qui veut cela ; b) ou faire exploser Dieu et dire que le coupable est l’impérialisme.
Ce serait un manque de bon sens de la part de cette personne, un échec dans la compréhension du phénomène humain, de la spoliation et de ces racines. C’est marrant, on parle tellement de dialectique, mais pas de savoir si nous sommes dialectiques nous-mêmes. (La dialectique est le processus de connaissance par lequel on détermine le chemin [à suivre NdT] à partir d’un processus de réflexion sur la réalité ou la pratique). Qu’est-ce qui pourra bien arriver dans la tête des personnes : si Dieu est un Caboclo [métis d’indien amazonien et d’européen, NdT] costaud qui a créé tout ça, qu’est-ce que cela peut provoquer dans la tête de ces personnes si on vient et on leur dit que « ce n’est pas Dieu » ? On va devoir se battre avec une situation conçue par un être aussi puissant que lui, et en même temps, tellement juste. L’ambiguïté qu’il y a là signifie le péché. Du coup, on génère davantage de sentiment de culpabilité dans la tête de la masse populaire.
4. Partir du niveau de la masse
Avant le coup d’État militaire, dans le Nord-Est, je suis allé parler à un groupe de paysannes et paysans. Au bout de quelques minutes, iels se sont tu-e-s et il y a eu un grand silence. Jusqu’à ce que l’un-e d’entre elleux prenne la parole :
– Excusez-moi, monsieur, mais c’est vous qui devez parler et pas nous.
– Pourquoi ? ai-je demandé.
– Parce que vous êtes celui qui sait et nous, nous ne savons pas.
– Admettons. Je sais et vous ne savez pas ! Mais pourquoi est-ce que je sais et vous, ne savez pas ?
(J’ai accepté leur position plutôt que de nier leur position. J’ai accepté leur position, mais en même temps je me suis renseigné sur elleux)
L’un d’eux a répondu :
– Vous savez parce que vous êtes allé à l’école et pas nous.
– D’accord. Je suis allé à l’école et vous n’y êtes pas allés. Mais pourquoi suis-je allé à l’école et pas vous ?
– Ah, c’est parce que vos parents pouvaient et pas les nôtres.
– Je suis d’accord. Mais pourquoi mes parents le pouvaient-ils et les vôtres ne le pouvaient pas ?
– Ah, vous avez pu parce que vos parents avaient une bonne situation, un bon travail, un bon emploi et les nôtres non.
– C’est vrai. Mais pourquoi les miens avaient cette bonne situation, ce bon travail, et les vôtres non ?
– Parce que les nôtres étaient des paysan-ne-s. Mon grand-père était un paysan, mon père était un paysan, je suis un paysan, mon fils est un paysan, mon petit-fils sera un paysan. (Voilà, la conception fataliste de l’histoire !).
– Qu’est-ce que cela signifie d’être un paysan ?
– Ah, c’est ne rien avoir, c’est être exploité.
– Mais comment expliquer tout cela ?
– Ah, c’est Dieu ! Dieu voulait que vous possédiez quelque chose et pas nous.
-C’est vrai, je suis d’accord. Dieu est un gars sympa, il est puissant ! Maintenant, je voulais poser une question : qui ici est père ? (Ils l’étaient tous) J’en ai regardé un et lui ai demandé : Combien d’enfants as-tu ?
– J’en ai six, a-t-il dit.
– Serais-tu capable de mettre cinq de tes enfants au travail forcé ici, et d’en envoyer un à la capitale avec de la nourriture, un hôtel, pour qu’il étudie et devienne médecin, tandis que les cinq autres mourraient sous les coups de bâton et le soleil ?
-Non, je ne ferais pas ça !
-Donc, toi qui penses que Dieu est puissant, qu’il est un père, est-ce que lui vous exploiterait comme ça ? Est-ce qu’il pourrait vraiment faire ça ?
Il y a eu un silence et finalement l’un d’eux a dit :
– Non, ce n’est pas du tout Dieu ! C’est le patron !
Il serait stupide de ma part de dire que c’est le patron impérialiste yankee. Le gars me dirait « Quoi, où vit cet homme ? » La transformation sociale se fait avec science, conscience, bon sens, humilité, créativité et courage. C’est un travail fastidieux, qui ne se fait pas par la force. Le volontarisme n’a jamais fait la révolution, nulle part, pas plus que la spontanéité. La transformation sociale implique une cohabitation avec les masses populaires, et non une distance avec elles.
Cet article de l'Université Populaire des Luttes
5. Personne ne sait tout, personne n'ignore tout
Un principe lié au fait de parler à et de parler avec est que personne ne sait tout, ni n’ignore tout. Cela revient à dire que, sur le plan humain, il n’y a ni sagesse absolue ni ignorance absolue.
Un jour, au Chili, je suis allé discuter avec des paysans. Ils étaient gênés de discuter avec moi parce que j’étais un docteur. Je leur ai dit que je ne l’étais pas. J’ai pris une craie, suis allé au tableau noir et ai proposé le jeu suivant : « Je vous pose une question et si vous ne savez pas, je marque un but. Ensuite, vous posez une question et si je ne sais pas, vous marquez un but. Je commence avec le premier coup ». J’ai volontairement posé une question difficile, une chose intellectuelle : « Je voudrais savoir ce qu’est l’herméneutique socratique ? » Ils se sont mis à rigoler, ils ne savaient pas ce que c’était. J’ai marqué un point pour moi. À leur tour, quelqu’un a posé une question sur les semailles. Je ne connaissais pas le pop-co ! J’ai perdu un point. J’ai posé la deuxième question : « Qu’est-ce que l’aliénation chez Hegel ? » Deux contre un. Ils m’ont posé une question sur la peste. Cela a été une expérience mémorable, avec une égalité de 10-10. Ils ont été convaincus, à la fin du jeu, qu’en fait personne ne sait tout et personne ne sait rien.
6. Élitisme et basisme
Mais cette vérité que nous acceptons à un niveau théorique sur un plan intellectuel (personne ne sait tout et personne ne sait rien), nous avons besoin de la vivre. Chacun-e sait ici qu’iel n’est pas seul-e au monde. Cependant, il faut vivre la conséquence de cette affirmation, surtout lorsqu’on affirme que notre orientation est libératrice. Ce qu’il faut, c’est mettre en pratique ce principe lorsque nous allons vers les masses populaires de façon arrogante et élitiste, pour sauver les masses non éduquées, incompétentes, incapables ! Ceci est une posture absurde, notamment parce qu’elle n’est même pas exacte scientifiquement. Il y a une sagesse qui se constitue par la pratique dans la masse populaire.
Mais il y a aussi une autre idée fausse que nous appelons le basisme : soit vous faites partie de la base, toute la journée et toute la nuit, vous y vivez et vous y mourrez, soit vous n’avez pas d’avis à donner ! C’est du baratin, ça ne tient pas la route ! Cette manière de surestimer la masse populaire est un élitisme inversé. Il n’y a aucune raison de le faire. Je suis tout à fait conscient que je suis un intellectuel pur et dur.
La société bourgeoise dans laquelle j’ai fait ma formation d’intellectuel n’aurait pas pu me concevoir autrement. Soit on est assez humble pour accepter une vérité historique qui est notre limite historique, soit on se suicide. Et je ne vais pas me suicider car c’est par cette contradiction que je m’érige en intellectuel d’un nouveau genre. Et j’ai une contribution à apporter à la masse populaire.
Ce qui est fondamental, c’est que ma contribution n’est valable que dans la mesure où je suis capable de partir du niveau où se trouvent les masses et, donc, d’apprendre avec elles. Si ce n’est pas le cas, la contribution est sans valeur ou très limitée. Quelles que soient les techniques, ce qui compte, c’est le principe : être avec le peuple ; pas simplement pour elleux ; jamais au-dessus d’elleux. C’est ce qui caractérise la posture libératrice.
7- Accueillir la naïveté de l'apprenant-e
Un autre principe fondamental est la capacité à prendre en charge la naïveté de l’apprenant-e, qu’il soit universitaire ou populaire. Nous sommes régulièrement confronté-e-s à la naïveté, à des questions que nous ne comprenons pas. Et nous ne comprenons pas, parce que la personne qui pose la question n’arrive pas à la formuler correctement. Imaginez quel pédagogue je serais si, en entendant une question mal formulée, brouillonne ou dénuée de sens, je répondais par l’ironie. De quel droit pourrions-nous dire que nous sommes des éducateur-trice-s qui pensent à la liberté et au respect ? Parfois, c’est compliqué. Quand je ne peux vraiment pas comprendre la question, je fais comme ça : « Je vais répéter la question ; soyez attentifs pour voir si je ne déforme pas l’esprit de votre question ; si je déforme, vous me le dites. » Puis je répète la question en reformulant plus clairement la façon dont je pense l’avoir comprise. Il n’est pas rare que les gens disent : « C‘est ce que je voulais demander, mais je n’en étais pas conscient ». Imaginez que je dise à la personne « non, tu es bête » ! Sur quelle autorité me baserais-je ? Quelle sagesse ai-je pour faire ça ? Au contraire, il faut suivre ce principe absolument fondamental : en acceptant la position naïve de l’apprenant-e, on dépasse cette position avec ellui et non pas au-dessus d’ellui.
S’il est fondamental d’accepter la naïveté de l’apprenant-e, il est absolument indispensable d’assumer la posture critique de l’apprenant-e face à notre naïveté d’éducateur-trice. C’est le revers de la médaille pour l’éducateur-trice trop sûr de lui. Pour lui, seul-e l’élève est naïf, l’éducateur-trice ne l’est jamais. Dans le fond, l’éducateur-trice est naïf-ve car la naïveté se caractérise par l’aliénation de soi à l’autre. L’aliénation se fait par la projection de son propre moi en l’autre : ce n’est pas moi qui suis naïf, c’est l’autre qui est naïf. Je projette sur ellui ma naïveté. Je ne peux critiquer que si je crois aussi que je suis naïf ; car il n’y a pas de posture complètement naïve, ni de posture complètement critique. L’éducateur-trice qui ne joue pas ce jeu dialectique, contradictoire et dynamique, ne travaille pas pour l’émancipation.
8. L'éducation en tant qu'acte politique
Toute la discussion sur ces principes pédagogiques et ces prises de position relève de la politique. L’éducation est un acte politique tout comme un acte politique est éducatif. Il n’est pas possible de nier, d’une part, le caractère politique de l’éducation et, d’autre part, le caractère éducatif de l’acte politique. En ce sens, chaque parti (politique, NdT) est toujours éducateur. Tout dépend de quel type d’éducation le parti emploie, aux côtés de qui il se tient, de quel bord l’éducateur-trice penche. Si l’éducation est toujours un acte politique et que les éducateur-trice-s sont des êtres politiques, il est important de savoir en faveur de qui nous faisons de la politique et quelle est notre positionnement que nous prenons.
Une fois que notre orientation est claire, nous devons être cohérent-e-s. Parce qu’un discours révolutionnaire avec une pratique réactionnaire ne sert à rien. Il ne sert à rien de participer à un cours sur la méthodologie populaire pendant une semaine, puis se rendre dans la favela pour sauver les habitant-e-s de la favela avec notre science, au lieu d’apprendre avec elleux leur science à elleux. Ce n’est pas le discours qui dit si la pratique est valide ; c’est la pratique qui dit si le discours est valide ou non. C’est toujours la pratique qui juge, pas le discours. Un beau sermon suivi d’un fonctionnement réactionnaire ne sert à rien. Une proposition révolutionnaire ne sert à rien, si notre pratique est petite-bourgeoise. Le travail concret requiert une formation dans différents domaines. Pour autant, l’essentiel est la cohérence avec notre orientation politique. C’est pour cela que nous prenons des risques. L’éducation émancipatrice est une aventure permanente, ou bien elle n’est pas créative. Et il n’y a pas de création sans risque ; et ce que nous devons faire, c’est réinventer les choses.
9. La marque de l'autoritarisme
Nous, Brésilien-ne-s, devons combattre, en nous-mêmes, la marque tragique de l’autoritarisme qui vient du tout début de notre naissance. Le Brésil a été inventé de manière autoritaire, et continue [à exister NdT] de manière autoritaire. Il ne faut pas s’étonner que l’ouverture et la démocratie se fassent de manière autoritaire.
Le père Antônio Vieira, dans un beau sermon pendant la guerre contre les Hollandais, a dit : dans aucun miracle, le Christ n’a passé plus de temps ou fait plus de travail que dans la guérison du possédé muet. Et cela a été la grande maladie de notre pays : le silence auquel le peuple a toujours été asservis.Elles ne sont pas muettes parce qu’elles n’ont rien fait. Elles ont été en constante rébellion. Les luttes populaires, dans ce pays, ont été grandioses ! C’est seulement que l’historiographie officielle commence par cacher les luttes ; lorsqu’elle les raconte, elle les déforme, et le pouvoir autoritaire fait tout pour nous les faire oublier.
Les intellectuel-le-s sont autoritaires, même lorsqu’ils sont de gauche. Notre autoritarisme s’est transformé en arrogance, dans la sagesse que nous exprimons, dans nos exigences en matière de lecture, dans notre comportement lors des cours et des séminaires. Vous citez une quarantaine de livres comme références, dites à l’étudiant-e de les lire, et rajouter en plus 200 autres chapitres qu’il doit aussi lire.
10. Réapprendre à nouveau
Si vous voulez commencer à travailler avec des groupes populaires, oubliez presque tout ce que l’on vous a appris. Déshabillez-vous, mettez-vous à nu et commencez à vous habiller comme le peuple. Oubliez la fausse sagesse et commencez à ré-apprendre de nouveau. C’est alors que vous découvrez la validité de ce que vous savez déjà – en testant ce que vous savez avec ce que les gens savent.
Un groupe de jeunes gens menait une expérience d’alphabétisation dans une communauté vivant en favela pendant la construction d’un baraquement. Puis ils ont disparu. Quand ils sont réapparus, ils m’ont dit : « Paulo, la chose la plus étonnante que nous ayons à raconter, c’est que, bien que nous t’ayons lu et que nous ayons échangé avec toi, nous avons fait une terrible erreur. Nous étions absolument convaincus que les gens voulaient être alphabétisés. » Comme on disait que l’alphabétisation était importante, les gens ont passé six mois avec nous, à en parler à cause de notre présence. Lorsqu’on est devenu plus proche, les gens ont rigolé et ont dit « nous n’avons jamais voulu cela ! » Ce groupe était composé de personnes chouettes. Ils avaient lu tout ce que j’avais écrit, ils avaient échangé avec moi pendant un semestre. J’ai aussi été séduit par l’équipe. Les gens du peuple voulaient autre chose, mais l’équipe avait plaqué sur les personnes le besoin d’alphabétisation. Dans un pays qui a connu 500 ans de domination, il est facile d’accepter qu’un intellectuel décide quel est le besoin.
11. Patiemment impatient
L’éducateur-trice qui a une approche libératrice doit vivre patiemment son impatience. Cela signifie vivre la relation entre l’impatience et la patience. Il n’est pas possible de vivre seulement dans l’impatience comme beaucoup de gens, en souhaitant la révolution pour le lendemain. L’impatience se retrouve, par exemple, dans l’affirmation : les masses ont déjà le pouvoir, au Brésil : il ne manque que le gouvernement. L’impatience amène les gens à percevoir une image de la réalité qui n’existe pas, qui ne peut exister que dans la tête d’un fantaisiste, pas dans la réalité économique, politique et sociale du Brésil. L’impatience signifie une rupture avec la patience. Rompre avec l’un de ces pôles, c’est rompre en faveur de l’un d’entre eux.
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