11 idées reçues sur le community organizing

par | 15/03/21

Synthèse du texte

Le community organizing est sujet à de nombreuses critiques et idées reçues.

Certaines sont fausses. Par exemple, bien que ce soit un terme-parapluie qui renvoie à une pratique uniforme, il regroupe des méthodologies diverses. On pense également que le community organizing n’a ni éthique ni vision politique, alors que c’est à nous, praticien·nes, de faire le choix de les orienter vers la justice et le bien commun. Le community organizing a vocation à mettre les pouvoirs publics devant leurs responsabilités, à créer un rapport de force : une ambition généralement réformiste, qui peut lui être reproché. Mais cela n’enlève en rien la conflictualité nécessaire au changement et ne contribue pas au désengagement des services publics.
D’autres sont vraies à certaines conditions. Il est vrai que nombreux sont les cas pratiques de community organizing qui s’exercent à une échelle locale ou communautaire. Mais leurs luttes peuvent s’attaquer à des enjeux et des luttes plus systémiques (ex : Black Lives Matter). Et surtout, cela ne renforce pas de logique “communautariste”, ce mot n’étant qu’une fabrication raciste politique pour dénoncer un prétendu repli sur soi de communautés ethno-raciales.
Certaines sont vraies et doivent être assumées. En effet, l’organisateur·ice fait preuve d’une expertise de terrain qui se doit d’être rétribuée. Cela n’empêche pas de maintenir une vigilance sur la provenance des fonds ainsi que sur le maintien d’une posture prosociale.
Enfin, certaines idées reçues sont fondées et doivent évoluer. Saul Alinsky a façonné le community organizing selon une imagerie viriliste et guerrière de sauveur blanc. Il faut faire de la place pour visibiliser des imaginaires de luttes plus inclusifs et décoloniaux. Autant d’enjeux pour la définition du community organizing.

Le community organizing est une méthodologie visant à ce que des personnes concernées construisent un pouvoir collectif sur le long terme, pour qu’elles luttent ensemble et défendent des revendications communes. Comme toute méthodologie, elle peut prendre des formes différentes en fonction des valeurs dans lesquelles elle s’ancre et selon la posture des organisateur·ice·s. Cette(ces) méthodologie(s) sont utilisées par quantité de personnes et de structures, notamment dans les pays anglo-saxons, et peuvent servir des intérêts qui ne soient pas toujours basés sur des idéaux de justice et de bien commun. Elles peuvent ainsi être utilisées par des opportunistes comme par des réformistes ou des révolutionnaires.

Dans son travail de recherche, de formation et d’accompagnement, l’association Organisez-Vous ! défend une méthodologie ancrée dans des valeurs politiques fortes (inspirée de l’éducation populaire politique, des pédagogies d’émancipation, des approches systémiques féministes, décoloniales, de la justice sociale et écologique, de l’éthique du soin, de l’intersectionnalité, des communs, etc). Dans ce contexte, cet article vise à répondre de manière transparente aux idées reçues sur le community organizing et aux critiques auxquelles nous avons déjà été confronté·e·s, tout en défendant la nécessité de redéfinir et repolitiser cette méthodologie. Voici donc le décryptage argumenté de 11 idées reçues, accompagné d’exemples et de pistes d’approfondissement.

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1. « Le community organizing est une méthodologie uniforme »

Faux !

Quand on parle de community organizing, on imagine facilement qu’il s’agit d’une méthodologie uniforme, une sorte de baguette plus ou moins magique pour organiser des personnes concernées autour de revendications communes. Pourtant, il existe bon nombre de modèles derrière cette expression, qui se sont développés au fil des années et des expériences. Dans le monde anglo-saxon, on trouve ainsi le broad based organizing,1 le union organizing,2 le grassroots organizing,3 ou encore le distributive organizing.4Par ailleurs, le community organizing peut aussi être utilisé par le monde partisan, dans le cadre de campagnes électorales. Aux Etats-Unis, la pratique du political organizing par des personnalités telles que Barack Obama ou Alexandria Ocasio-Cortez ont ainsi influencé plusieurs partis politiques en France (tels que la France Insoumise ou la République En Marche). Notons que derrière tout ce jargon technique se trouve aussi différents types d’éthiques, comme nous l’expliquons dans la suite du présent article. Ainsi, l’étiquette de « community organizing », loin de désigner une méthodologie uniforme, est à prendre avec des pincettes !

Pour approfondir :

2. « Le community organizing, c’est la méthode Alinsky »

Faux !

L’imaginaire du community organizing est très souvent associé à la figure de Saul Alinsky, sociologue et criminologue à Chicago dans les années 30’, qui a consacré sa vie à l’organisation politique des personnes, notamment des habitant·e·s les plus pauvres de Chicago, pour qu’elles parviennent à changer par elles-mêmes leurs conditions de vie.

Il a formé quantité d’organisateur·ice·s à travers la création de la Industrial Areas Foundation en 1940. Son ouvrage Rules for Radicals est devenu un classique dans la littérature politique anglo-saxonne. Et de fait, c’est à partir de cet héritage que le community organizing (ses principes, ses modèles, son vocabulaire) s’est énormément développé aux Etats-Unis.

Cependant, il est faux de réduire le community organizing au seul travail d’Alinsky. Aujourd’hui, son héritage a été notamment grandement repris et approfondi par l’organisation ACORN et la Industrial Areas Foundation (le successeur de Alinsky, Edward Chambers, développa particulièrement le modèle de son mentor pour créer et organiser des formes de pouvoir qui durent dans le temps).

Alinsky a aussi inspiré et développé de nouveaux champs de l’organisation, qui insistent moins sur l’importance de créer des organisations que de créer du pouvoir collectif et des mouvements structurés. On peut penser au mouvement Black Lives Matter5mais aussi au travail des syndicats, école à laquelle Alinsky a d’ailleurs lui-même été formé et qui l’a fortement influencé.6

Mais qu’en est-il en France ? Qu’en est-il en Europe de l’Est ? Qu’en est-il en Amérique Latine, en Afrique de l’Ouest ou encore en Asie du Sud-Est ? Dans chacun de ces contextes il existe aussi des traditions d’organisation collective et des approches du changement qui peuvent nous inspirer. Celles-ci sont moins connues, car bien moins publicisées et diffusées, mais cela ne signifie pas qu’elles n’existent pas. En nous inspirant de l’approche décoloniale7et du travail réalisé par exemple par l’institut Ayni ou encore par Beautiful Trouble8, il nous revient donc de faire un pas de côté et d’aller explorer et visibiliser d’autres imaginaires de luttes collectives.

Pour approfondir :

3. « Le community organizing, c’est un imaginaire viriliste »

VRAI, et il faut que ça change !

D’après cette idée reçue, non seulement le community organizing serait une pratique portée par des hommes charismatiques et machistes, mais il s’agirait aussi d’une culture d’organisation développant un imaginaire viriliste reposant sur les rapports de force, la compétition et l’idée que le pouvoir est quelque chose que l’on « prend ».

Malheureusement, force est de constater qu’effectivement, l’imaginaire collectif du community organizing fait encore aujourd’hui trop peu de place aux femmes. Pourtant, dans les faits, un grand nombre d’entre elles ont joué un rôle fondamental dans la pratique de cette méthodologie. Mais comme souvent, leurs contributions à l’histoire des luttes ont été réduites ou invisibilisées. Aux Etats-Unis, par exemple, trop peu d’écrits ou de documentaires citent le travail exemplaire d’organisatrices comme Ella Baker,9 Heather Booth,10 ou encore Dolorès Huerta.11

Par ailleurs, il est important de préciser que le community organizing, qui a pu connaître à l’époque d’Alinsky une forme très machiste (avec par exemple le refus de recruter des femmes comme organisatrices), s’est transformé et enrichi au contact des analyses féministes, décoloniales ou encore écologistes, pour aujourd’hui nourrir le travail des organisateurs·trice·s (en interrogeant notamment leur posture, leur vocabulaire et leurs méthodologies). À tel point que les fondatrices du mouvement « Black Lives Matter » n’hésitent pas aujourd’hui à se présenter pleinement comme « organisatrices ».

C’est ainsi que la culture de l’organisation collective s’est enrichie avec le temps, en dépassant son ancrage viriliste et en s’interrogeant sur des concepts trop souvent jugés évidents : Qu’entend-t-on par le concept de « leader » ? Comment développer du leadership émancipateur, autour des notions de collaboration, d’ouverture, d’auto critique, d’encouragement des compétences ? Ou encore, qu’est-ce que signifie le concept de « pouvoir » et comment créer un pouvoir collectif inscrit dans le temps long ? Comment imaginer et développer des formes d’organisation qui reflètent le monde et les relations que nous voulons ? Comment donner plus de place à la construction de relations de solidarité et de confiance basées sur les idées d’interdépendance, de responsabilité collective vis-à-vis d’autrui et du vivant, et sur le soin ? Autant de pistes à creuser et à développer dans notre pratique quotidienne.

Pour approfondir :

  • « Fundi: the story of Ella Baker », Joanne Grant, 1981 (documentaire)
  • « Quel monde voulons-nous ? », Starhawk, Cambourakis, 2019

4. « Le community organizing renforce des logiques communautaristes »

FAUX, le terme « communautariste » sert les intérêts d’une classe politique raciste, et nous en rejetons l’usage

Au Québec, community organizing est traduit par « organisation communautaire ». Cela fait sens, car dans le monde anglo-saxon et outre Atlantique, l’idée est effectivement que des « communautés » s’organisent pour porter collectivement des revendications visant à améliorer leurs conditions de vie et tendre vers plus de justice.

Or, en France, terre de l’indivisibilité de la République, le terme de « communauté » est aujourd’hui connoté négativement et la menace du communautarisme12 est brandie à tour de bras. Ce stigmate reflète la peur du repli sur soi. Soyons clair, quand on parle de communautarisme en France, on sous-entend aujourd’hui (de manière raciste) que l’on parle de « communautés ethno-raciales » et surtout, dans le contexte actuel, de « communautés musulmanes ».

Face à l’instrumentalisation de ces questions par le monde politique, il nous est alors nécessaire d’apporter une forme de nuance et de recul pour mieux définir le travail d’organisation collective. Et pour cela, la première question à se poser est la suivante : qu’est-ce qu’une communauté ? Il peut s’agir d’un groupe réuni par des croyances (politiques, religieuses) mais aussi par des valeurs ou des identités (le genre, l’orientation sexuelle, la race sociale, la classe sociale…).

Ainsi, lorsque l’on quitte l’ancrage xénophobe du terme « communauté », peut-on encore juger illégitime le fait qu’une communauté lutte pour l’égalité des droits et des traitements ? Et n’est-il pas hypocrite de disqualifier l’organisation collective de certaines communautés, tout en passant sous silence les revendications portées par d’autres ? Par exemple, nommons-nous « communautaristes » des personnes aisées vivant dans le 16e arrondissement de Paris et se battant pour préserver leurs droits et leurs privilèges ? Accuser un mouvement d’être « communautariste », c’est bien souvent chercher à le délégitimer en se basant sur des préjugés, notamment racistes. Chez Organisez-Vous !, nous assumons donc le terme de « communauté », car il désigne pour nous le rassemblement et la solidarité autour du « commun », ce qui nous lie ensemble.

Pour approfondir :

5. « Le community organizing défend une approche trop locale des enjeux politiques »

VRAI, mais seulement dans certains contextes

Le community organizing peut renvoyer à l’image de la pratique du porte-à-porte, à l’échelle d’un immeuble et d’un quartier, visant à améliorer le cadre de vie de ses habitant·e·s, par exemple pour verdir la rue, rajouter des passages piétons ou encore lutter contre la hausse des loyers. Dans ce contexte, il est vrai que beaucoup de revendications défendues sont centrées sur le quotidien des personnes, et qu’elles ne s’articulent pas nécessairement avec une vision politique à long terme (on peut ici parler de « politiques de proximité », dissociées de problématiques plus larges). Et effectivement, pratiqué de cette façon le community organizing est souvent utilisé pour faire face collectivement à des enjeux très locaux, sans forcément s’appuyer sur un socle idéologique plus global.

Pourtant, il existe beaucoup d’autres manières de mettre en pratique cette méthodologie, comme nous l’avons mentionné plus haut. Et il est également possible de partir de problèmes locaux pour ensuite les inscrire dans des questions stratégiques (sociales, politiques, écologistes etc) plus larges visant à un changement social systémique. Cette articulation entre enjeux locaux et globaux, lorsqu’elle est à l’œuvre, permet de renforcer à la fois les luttes locales (en allant plus à la racine des problèmes, trouvant de nouveaux alliés etc) et les luttes globales (en leur donnant une dimension très concrète).

Cet article de l'Université Populaire des Luttes
Est en accès libre car il est entièrement financé par vos contributions !

6. « Le community organizing, c’est la professionnalisation de la posture militante »

VRAI, et on assume, à quelques conditions

Former et recruter des organisateur·ice·s, c’est finalement reconnaître une professionnalisation du travail d’organisation collective, c’est-à-dire assumer le fait que certain·e·s militant·e·s puissent recevoir un salaire et bénéficier d’un statut protecteur, tout cela dans le cadre de leur engagement. Or, pour certain·e·s,  ce mouvement de professionnalisation est souvent associé à une bureaucratisation, une dépolitisation et une perte de radicalité dans l’action militante. C’est d’ailleurs pourquoi le community organizing est parfois jugé comme une méthodologie dépolitisée, utilisée pour faire de la consultance et vendre son expertise, uniquement à celles-ceux pouvant se l’offrir, tout en prétendant réinventer l’eau chaude. Effectivement, cette tendance peut exister et elle doit questionner la sincérité et l’élan militant qui anime notre travail quotidien. Plus particulièrement, nous devons nous questionner sur le sens que peut avoir une rémunération dans le cadre d’un engagement militant. En effet, c’est bien à cet endroit que se situent les plus grandes suspicions : comment peut-on être rémunéré·e·s pour un acte militant ? N’y-a-t-il pas là une contradiction ? Commençons par préciser que le travail d’organisation est bien un travail à part entière, qui nécessite au quotidien de mener des activités de recherche, de formation, d’accompagnement et de travail sur le terrain. Or, lorsque ces tâches sont accomplies de façon formelle et professionnelle, nous considérons qu’elles méritent une rémunération, simplement afin de permettre aux organisateurs·trice·s de poursuivre leurs efforts d’organisation sans vivre dans une précarité angoissante et paralysante sur le long terme.

Mais une fois que l’on considère réellement que le travail mérite un salaire, une nouvelle question se pose : d’où vient l’argent ? Se rémunérer tout en gardant une véritable liberté d’engagement signifie développer son indépendance financière, afin de ne pas dépendre de subventions de l’Etat ou de grandes fondations philanthropiques privées. Vu sous cet angle, la seule source financière qui puisse assurer la stabilité, la sérénité et l’indépendance du travail des organisateurs·trice·s vient des premier·e·s concerné·e·s eux/elles-mêmes (la plupart du temps sous forme de cotisations, comme dans les syndicats). La question de la professionnalisation du métier d’organisateur·trice implique donc de chercher activement de nouveaux modèles de rémunérations pour leurs actions de recherches, de formation et d’accompagnement, tout en s’assurant que leur travail reste accessible au plus grand nombre.

Mais cette recherche incessante de financements n’est-elle pas un autre écueil de la professionnalisation ? Comment s’assurer que les organisateurs·trice·s conservent leur fibre militante et politique ? A nos yeux le community organizing doit être au service d’un projet politique : tendre vers des sociétés plus justes et le bien commun. Cette méthodologie, loin d’être figée, s’apprend et s’expérimente sur le terrain plus que dans des formations en ligne ou des écoles. L’enjeu pour les organisateurs·trices est donc d’arriver à créer des espaces politiques et bienveillants dans lesquels les militant·e·s puissent se sentir suffisamment en confiance et reconnu·e·s pour échanger sur leurs stratégies, prendre le temps de se co-former et expérimenter de nouvelles manières de s’organiser collectivement. Ainsi, il est clair que la professionnalisation de ce travail d’organisation implique une réflexion au niveau de la posture des organisateurs·trice·s (par exemple le fait d’adopter un rôle de « passeur » plutôt que de « prescripteur », ou encore de s’assurer que la carrière ne prenne pas le pas sur le combat).

En résumé, chez Organisez-Vous !, nos réflexions sur la professionnalisation du travail d’organisation passent donc notamment par la recherche de l’indépendance financière, une réflexion sur notre propre rémunération et nos privilèges, l’affirmation de valeurs politiques fortes ancrées à gauche, l’interrogation régulière de notre posture d’allié·e·s et surtout l’assurance que notre travail reste accessible aux groupes ayant peu ou pas de ressources financières.

Pour approfondir :

7. « Le community organizing, c’est le complexe du sauveur blanc »

VRAI, cela arrive souvent et il faut s’en prémunir

Par « complexe du sauveur blanc », on désigne les comportements de personnes cherchant à « aider » d’autres personnes (qui sont plus « défavorisées ») sans se préoccuper de ce qu’elles souhaitent vraiment ni des rapports de pouvoir qui sont à l’œuvre dans leur relation. Vu sous cet angle, les organisateur·ice·s se donneraient ainsi parfois pour mission d’aller aider (sauver) les personnes défavorisées en les aidant à s’organiser, se donnant ainsi un sentiment d’accomplissement et une bonne conscience, déconnecté·e·s de la réalité. Cette posture, héritée de la mission colonisatrice de « l’homme blanc » occidental, se base sur l’idée que certaines personnes ont besoin de notre aide, et que nous sommes légitimes à leur apporter. Endosser le rôle du « sauveur », c’est par exemple aller expliquer à des personnes que l’on juge « dominées » comment s’émanciper, reproduisant ainsi des gestes néocolonialistes et paternalistes qui subsistent dans les classes moyennes blanches en France. Ainsi, pour ne pas sombrer dans cet écueil, les organisateurs·trice·s se doivent d’insister sur le fondement même de leur pratique : l’auto organisation des personnes concernées et leur autonomie politique. D’après ce principe, ce sont les concerné·e·s qui travaillent, luttent et obtiennent une reconnaissance symbolique, juridique et politique. L’organisateur·ice n’intervient que sur demande des personnes et depuis une posture d’accompagnement et d’allié·e, avec comme objectif que le groupe n’ait plus besoin d’elle/lui à moyen terme. Chez Organisez-Vous ! par exemple, nous réfléchissons à ce qu’implique d’agir en tant qu’allié·e et de faire de l’accompagnement. Cela passe par des discussions approfondies avec les personnes que nous accompagnons, par des prises de décisions démocratiques dans lesquels les premièr·e·s concerne·e·s accompagné·e·s décident des pistes à suivre ou encore par des processus d’évaluation et d’apprentissage avec ces mêmes personnes. Nous cherchons également à visibiliser les récits de lutte de personne dont la voix est trop peu entendue.

Pour approfondir :

8. « Le community organizing n’a pas d’éthique »

FAUX, il a une éthique, mais ce sont ses praticien·ne·s qui la choisissent

D’après cette idée reçue, le community organizing serait avant tout une méthodologie, manquant de principes et non encadrée par des valeurs fortes. C’est effectivement quelque chose qui a été reproché à Saul Alinsky et son approche pragmatique de l’adage « la fin justifie les moyens ». Par ailleurs, aujourd’hui, cette méthodologie est utilisée par quantité de personnes ne défendant pas toutes des idéaux de justice et de bien commun. Sur le terrain il n’est donc pas rare d’observer dans la pratique de l’organisation collective des formes de manipulation voire un oubli de l’humain au profit du résultat. Face à ces postures prétendument « pragmatiques » et « réalistes », nous pensons donc qu’il est fondamental que cette méthodologie soit guidée par une autre boussole éthique, qui imprègne nos comportements du quotidien. Cela passe pour nous par le développement d’un cadre d’analyse systémique et intersectionnel (lien entre capitalisme, sexisme, racisme, classisme, colonialisme etc.), par une réflexion sur la posture d’organisateur·ice·s, comme évoqué dans le point précédent ou encore par l’écriture et l’adoption d’une charte éthique. Comment accompagner le développement d’un pouvoir collectif, basé sur l’éthique du soin13 et la bienveillance, cherchant à se défaire de la compétition et du besoin de se hisser les un·e·s sur les autre pour créer des amitiés politiques solides ? Non pas une bienveillance apolitique et centrée sur soi-même, mais au contraire combattive. Comment respecter et encourager la dignité des personnes concernées ? Ces questions doivent être au centre de notre travail.

Pour approfondir :

9. « Le community organizing n’a pas de vision politique »

VRAI, c’est à nous de lui en donner une !

On peut parfois lire que le community organizing est présenté comme une méthodologie sans vision politique inscrite sur le long terme, et de fait sans définition claire de ses idéaux. Une telle pratique prend alors le risque de mener à une dépolitisation des luttes, en privilégiant des actions qui s’inscrivent dans le quotidien, mais ne font pas le lien avec des enjeux politiques systémiques comme le capitalisme, le sexisme ou le racisme. Pire, il existe également un véritable risque d’appropriation de la démarche d’organizing par des acteur·ice·s institutionnel·le·s. En effet, il est courant que des méthodologies visant initialement à développer des initiatives citoyennes autonomes soit finalement récupérées par des élu·e·s ou des entreprises, qui les transforment en outils de démocratie participative vidés de toute dimension subversive. Face à de tels écueils, comment alors s’assurer que le community organizing s’ancre dans un cadre politique fort ? Pour mener une réflexion en ce sens, une piste de travail peut alors être de tisser un lien fort entre community organizing et éducation populaire. Ce qui, sur le terrain, signifie consacrer du temps à développer le cadre conceptuel et l’esprit critique des personnes souhaitant s’organiser, dans une perspective d’émancipation. Cette approche peut être mise en œuvre en facilitant ou en soutenant des temps d’échange et d’apprentissage sur des questions centrales de l’organisation collective (par exemple le rapport au pouvoir, la définition de la justice, le militantisme soutenable etc).

Pour approfondir :

10. « Le community organizing prône une approche réformiste »

VRAI, mais il assume aussi le conflit nécessaire à la réforme

Pour certain·e·s militant·e·s, l’organisation collective ne serait pas assez « radicale », car elle prônerait une approche institutionnaliste et légaliste du changement. Cette approche, qualifiée de « réformiste », serait alors jugée « naïve » car elle placerait son espoir dans une négociation avec des institutions injustes, plutôt que de chercher à les renverser. D’après ce raisonnement, il ne serait pas réaliste d’espérer changer les institutions, puisque celles-ci servent avant tout leurs propres intérêts et qu’elles s’approprient bien souvent les luttes et les mouvements sociaux plutôt que de céder à leurs revendications  (on peut par exemple observer ce phénomène de récupération politique avec les pratiques du « greenwashing » ou du « human rights washing »14). Par ailleurs, cette critique de l’approche réformiste s’accompagne souvent de la défense de tactiques, jugées « plus radicales », telles que la désobéissance civile, l’occupation illégale de certains espaces, l’installation de ZAD (zone à défendre) dans une recherche d’autonomie (alimentaire, énergétique, juridique…). Or, dans les faits, le community organizing ne s’oppose pas à ces tactiques militantes ni à l’idée que le conflit est nécessaire pour changer la société. Car en cherchant à construire un contrepouvoir citoyen pour bâtir un rapport de forces entre le peuple et les grandes institutions (administrations, collectivités territoriales, entreprises etc), l’organisation collective a pour but de les déséquilibrer et de parvenir à imposer des revendications qui les contraignent au changement. Cette approche stratégique, qui assume la conflictualité de l’espace public, peut alors se combiner avec de très nombreuses tactiques telles que la désobéissance civile ou le boycott. Du point de vue du community organizing, ce qui importe, ce n’est pas tant la prétendue radicalité de l’action collective elle-même que la capacité des militant·e·s à monter suffisamment en puissance pour assumer un rapport de force et obtenir un changement systémique. C’est pourquoi, vue sous cet angle,  l’opposition entre une « approche réformiste » et une « approche révolutionnaire » du changement social semble finalement bien théorique, car elle manque de précision dans les aspects concrets et quotidiens de ses implications. Par exemple, aujourd’hui, que veut dire concrètement avoir une stratégie « révolutionnaire » ? Qu’est-ce que cela implique pour les militant·e·s au quotidien ? Et cela se traduit-il par des actions réellement opposées à celles menées par les réformistes ? Si les détracteur·ice·s de l’organisation collective n’entrent pas dans la technicité de ces débats concrets, alors les accusations visant à disqualifier l’approche réformiste du community organizing font simplement preuve de radicalisme rigide.

Pour approfondir :

11. « Le community organizing, c’est encourager le désengagement des services publics »

FAUX, mais c’est un écueil contre lequel il faut se prémunir

Il n’est pas rare que des associations ou des collectifs locaux, formés au community organizing, se voient un jour proposer une offre alléchante par les pouvoirs publics : « Vous vous plaignez de cette situation ? Voici une subvention qui devrait vous aider à la résoudre. » Pour une association, accepter cette offre revient souvent à faire un choix stratégique majeur. Car cet argent crée une relation de subordination entre l’association et son financeur. Dès lors, ses membres ne sont plus en mesure d’assumer un conflit et un rapport de force avec les autorités locales. Et ils deviennent prestataires de service, en charge d’un projet particulier, sur un territoire donné. Ce faisant, ces organisations en viennent à se substituer aux services publics (avec des moyens moindres) et contribuent ainsi à la disparition progressive de l’Etat providence. Dans le monde anglo-saxon, ce mouvement de prise en charge des services locaux par une communauté d’habitant·e·s peut prendre le nom de community development : des personnes s’organisent ensemble pour créer des services, souvent sans statut et avec peu de ressources. Si ces comportements peuvent être ponctuellement nécessaires (notamment en cas de crise face aux insuffisances de l’Etat), ils peuvent aussi renvoyer l’image d’actions ne nécessitant pas, au final, l’intervention des pouvoirs publics. A l’inverse, dans sa pratique locale, le community organizing vise à mettre les pouvoirs publics face à leurs responsabilités, en instaurant un rapport de force entre les personnes concernées et les autorités publiques ou privées, pour défendre et faire appliquer des revendications politiques.

En savoir plus sur l'auteur·ice
Chloé Rousset a travaillé avec Organisez-vous de 2021 à 2022.
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