L’éducation populaire pour les nul·les : éducation populaire, pour quoi faire ?

par | 24/02/20

Synthèse du texte

L’éducation populaire est une forme d’éducation horizontale, qui vise l’émancipation intellectuelle des citoyens dans un espace et une temporalité qui leur appartiennent.” Néanmoins, trois obstacles empêchent cette émancipation :

  • L’hégémonie culturelle : un groupe d’acteurs est en capacité de créer un consensus autour de leur vision du monde.
  • La conception bancaire de l’éducation : Paulo Freire compare l’éducation à un système bancaire au sein duquel les professeurs font des dépôts de savoirs auprès de leurs élèves qui ne font que les stocker. Ce mode d’enseignement se retrouve dans tous les aspects de nos sociétés et vise à en préserver l’ordre.
  • L’emprise du travail sur nos vies : les citoyen·nes sont maintenu·es dans un cycle travail-repos qui laisse peu de place et de temps à la liberté de pensée.
  • L’utopie sociale de l’éducation populaire est pour l’instant inatteignable mais travailler à atteindre cet idéal n’en est pas moins essentiel.

L’éducation populaire, c’est un peu comme une chanson qu’un ami nous fait découvrir, et que d’un coup on a l’impression d’entendre partout.

Pour moi, tout commence en Décembre 2008, quand une amie écolo m’envoie un lien vers une vidéo intitulée Inculture(s). « C’est génial ! me dit-elle. Tu verras, ça va te retourner la tête. » Je clique, et tombe sur une captation vidéo d’une conférence sur la « Culture ». Je pousse un soupir. Il y a peu de thèmes que je trouve aussi ennuyeux que la Culture. Mais, par amitié, je me dis que je vais quand même regarder les premières minutes de la vidéo qui, à ce que je vois, dure… plus de 2h15 !

Je croise les bras, m’adosse à mon fauteuil. Et le scepticisme fait peu à peu place à l’étonnement. Le conférencier n’est pas assis, il ne lit pas un texte et n’utilise pas de vidéo-projecteur. Au contraire, loin des habituels dispositifs universitaires, il parle sur scène, comme au théâtre, avec pour costume un short, une chemise d’été et un béret. Et dans sa main, un poireau.

Franck Lepage [Crédit : Coopérative l’Ardeur]

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Le conférencier dit s’appeller Franck Lepage et voici comment il débute sa conférence :

 

« Mesdames, Messieurs, bonsoir….

Ceci est un poireau.

Alors, se pose tout de suite une question : est-ce un objet de culture ?
Vous allez me répondre : « Oui-oui : de culture… des poireaux ! » Ce n’est pas la question que je vous pose, comprenez bien !

Chez moi, en France, si vous demandez à quelqu’un si ceci est un objet de culture, il vous répond tout de suite : « Ah non-non, pas du tout, cela n’a rien à voir ! » Parce que nous avons quelque chose qui s’appelle « La Culture ». Ça date d’après la deuxième guerre mondiale. Et la France a été le premier pays à oser importer dans une démocratie le concept de ministère de la culture, inventé par des pays assez peu sympathiques.

Franck Lepage, « Inculture(s) » 1, Transcription de la conférence disponible ici

D’emblée, je découvre donc que le thème de son intervention n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais. En effet, quand je pense à la culture, je pense bien sûr à l’art, aux humanités, aux œuvres, aux performances et au patrimoine. Et de fait, pour moi, c’est un peu quelque chose de rébarbatif « La Culture ». J’ai toujours préféré regarder discrètement un bon gros film d’action avec Nicolas Cage plutôt qu’un film d’Arts et Essais polonais. Toutefois, je dois également reconnaître que j’ai aussi très souvent fait semblant de m’intéresser à certaines œuvres et pratiques culturelles, juste parce que « ça fait bien ».

 

 

 

[Crédit : Giammarco Boscaro]

C’est pourquoi, quand Franck Lepage raconte que cette culture « qui fait bien » (« LA Culture ») est un objet artificiel qui a été créé de toutes pièces avec une arrière-pensée politique, je suis particulièrement intrigué. Je poursuis donc le visionnage et, sans vraiment que je m’en aperçoive, deux heures passent. Deux heures pendant lesquelles je ris, je peste, j’ouvre des yeux grands comme des soucoupes, j’apprends énormément de choses et j’entends parler – pour la première fois – de la nécessité d’une « éducation populaire ».

 

Mon amie écolo avait raison : cette vidéo-là me marque beaucoup. Mais pas nécessairement de façon immédiate et radicale. Car, malgré les fulgurances et les amusantes métaphores de Franck Lepage, je comprends finalement mieux les problèmes qu’il décrit que les solutions qu’il propose. Et c’est pourquoi, au bout de quelques semaines, je finis par oublier sa conférence gesticulée.

 

Seulement voilà, tandis que je poursuis mon parcours militant, je commence à recroiser l’expression « éducation populaire » un peu partout. C’est d’autant plus troublant que je la retrouve dans la bouche de personnes pourtant très différentes : vieux syndicalistes, chercheurs en sociologie, militants anarchistes, animateurs de centre social, cathos de gauche… Tous se réclament donc de cette fameuse « éducation populaire ». Mais pas un n’en a une définition claire et précise, ce qui me frustre beaucoup. Pire encore, ce flou artistique est pour certains presque un motif de fierté.

 

Je me trouve donc complètement perdu. Néanmoins, comme je vois bien qu’il y a des choses passionnantes dans l’éducation populaire, je décide de m’accrocher, et de me mettre en quête d’une définition opérationnelle qui puisse me servir de repère dans ma vie de militant. En dix ans, je multiplie donc les rencontres et les lectures, sans pour autant pouvoir me débarrasser de mon sentiment d’ignorance et d’insatisfaction. Car, à chaque fois que j’apprends quelque chose de nouveau et d’éclairant, il y a toujours quelqu’un pour me dire : « C’est intéressant, mais il te manque des références. » Ou encore : « Certes, mais ce que tu décris ce n’est pas vraiment de l’éducation populaire ». Ou bien même : « Oui, d’accord. Mais qui t’a formé là-dessus ? »

 

Je dois donc bien avouer que, malgré tous mes efforts, je suis resté nul en éducation populaire. Et bien tant pis ! Dix ans de recherche, c’est bien assez, d’autant que je n’ai pas perdu mon temps : collectage de récits de lutte, études de philosophie, pratique de la pédagogie Freinet, découverte de l’entraînement mental, organisation d’ateliers d’arpentage sur le community organizing, plongée dans l’histoire des Bourses du Travail et accompagnement de réseaux d’éducation populaire sur la question de leur portage politique. C’est pourquoi, même si personne ne semble se mettre d’accord sur une définition unique de l’éducation populaire, je considère qu’après toutes ces années j’ai bien le droit de me faire ma définition « à moi ». Quelque chose de sérieux et de complet, mais qui reste simple et opérationnel.

 

Telle est donc la vocation de ce présent article : juste un moment de synthèse et de mise au clair, un point d’étape dans une recherche très personnelle, afin de regrouper toutes les bribes de connaissances que j’ai pu accumuler année après année sur cet étrange sujet.

 

 

 

[Crédit : Absolutvision]

En résumé si, comme moi, vous voulez piocher dans la grande malle à trésor de l’éducation populaire (pleine d’idées et d’outils amoncelés en vrac) sans pour autant vous y perdre, vous êtes au bon endroit. Je vous propose ici de faire une sorte de tri, entre laissant de côté les références historiques et bibliographiques utiles aux chercheurs, pour ne garder que l’essentiel, ce qui peut être immédiatement utile aux praticiens.

 

Comme il s’agit d’un sujet vaste et que je souhaite répondre avant tout aux questions concrètes que peuvent se poser les militants, j’ai décidé d’articuler mon écriture en 4 articles consécutifs, chacun répondant à des questions que peuvent se poser les militants découvrant l’éducation populaire :

 

  1. Une éducation populaire, pour quoi faire ?
  2. Comment définir l’éducation populaire de façon simple et opérationnelle ?
  3. Quels sont les principaux outils de l’éducation populaire ? Et comment les classer ?
  4. Comment intégrer une démarche d’éducation populaire dans une mobilisation citoyenne ?

Ce programme vous plaît ? Alors c’est parti !

 

L’éducation populaire, à quoi ça sert ?

La première chose qui rend difficile une définition de l’éducation populaire, c’est son aspect « dense » ou « compact ». En effet, quand un praticien de l’éducation populaire me décrit sa méthodologie, j’ai souvent l’impression qu’il me parle de plusieurs choses en même temps, comme s’il me décrivait un assemblage complexe et inextricable de plein d’éléments très différents. Une sorte de puzzle que l’on regarderait de trop près, et dont la ciselure des pièces nous ferait complètement perdre sa vision d’ensemble.

 

Ma première intuition pour retrouver cette vision plus globale, c’est de poser une question simple et brutale qui, abandonnant les subtilités de langage et de méthodologie, interroge l’origine même de cette pratique : quelle est l’utilité de l’éducation populaire ? Ou, en d’autres termes : qu’est-ce qui peut justifier qu’on y investisse du temps et de l’énergie ?

 

Je ne peux pas prétendre répondre à cette question de façon définitive. Toutefois, en me penchant sur mon expérience militante (et plus particulièrement ma pratique du community organizing), je peux expliquer très concrètement pourquoi l’éducation populaire me semble aujourd’hui être quelque chose d’absolument indispensable.

 

Prenons un exemple. Il y a quelques semaines, je faisais une formation auprès de jeunes actifs qui souhaitent s’organiser pour lutter contre les discriminations dans le monde professionel. Après quelques ateliers très classiques sur la théorie du changement, j’expérimente un petit exercice un peu différent. Je demande aux participants de se réunir en petits groupes, de choisir une grande entreprise et de décrire précisément son « plan d’attaque » : quels sont ses objectifs ? ses conditions de réussite ? ses stratégies et ses tactiques ? L’idée derrière ce petit exercice est qu’en connaissant mieux sa cible, des militants peuvent plus facilement l’influencer pour faire progresser leur cause.

 

 

 

[Crédit : Startaê Team]

Les participants se répartissent par groupes, produisent des schémas, puis se retrouvent en plénière pour restituer l’état de leur réflexion. Et je découvre, non sans surprise, qu’aucun groupe n’a été en mesure d’exprimer de façon pragmatique les objectifs premiers d’entreprises telles que Google, Amazon ou Nestlé. En effet, les participants ont écrit que le but de Google est de créer un bon moteur de recherche, le but d’Amazon est de livrer des colis ou le but de Nestlé est de produire des aliments. C’est comme si, de façon inconsciente, ils avaient fait le choix de ne pas mentionner que l’objectif premier d’une entreprise, c’est de faire du profit.

 

Normalement, mon expertise de community organizing consiste avant tout à accompagner des personnes dans la structuration de leur collectif, la recherche d’alliés et la préparation d’une stratégie. Néanmoins, dans ce cas comme dans de nombreux autres, je m’aperçois que partager mon savoir sur l’organisation collective est insuffisant si les premiers concernés ne sont pas au clair avec les mécanismes à l’origine des injustices qu’ils combattent.

 

Bien sûr, je pourrais vouloir m’improviser économiste et parler de la montée en puissance de l’actionnariat depuis les années 1980. Mais d’une part, je ne suis pas un spécialiste. Et d’autre part, même si j’ai déjà mes propres idées sur la société capitalisme post-moderne, je considère que c’est aux premiers concernés de s’informer et de déconstruire, par eux-mêmes, les formes de domination qu’ils subissent. Ils ne sont pas plus bêtes que moi, et c’est à eux de choisir leurs mots, leurs représentations, leurs façons d’échanger sur leur quotidien. Et plaquer sur leur vécu une expertise, une direction à suivre, une façon de penser particulière, ce serait m’imaginer à tort que je suis mieux informé ou plus malin qu’eux.

 

 

 

[Crédit : João Silas]

D’aucuns diront peut-être que je suis trop précautionneux, que je remets en cause la place des experts ou encore que je fais du relativisme. A ceux-là je demande : comme tout le monde vous avez des croyances, une vision du monde, des repères solides, et c’est très bien. Mais qu’est-ce qui vous amené à adhérer à ces idées ou à ces faits que vous présentez comme vrais ? Quelqu’un vous a dit que vous n’aviez rien compris, qu’il fallait vous éduquer, puis vous a fait la leçon ? Ou est-ce que vous avez examiné les choses par vous-mêmes, en vous penchant sur votre propre expérience, en vous frottant aux idées des autres, puis en procédant à un choix libre et éclairé ?

 

C’est dans ce contexte que, d’après moi, se révèle la nécessité d’une « éducation populaire », qui serait un ensemble de pratiques, orientées par une vision politique d’émancipation intellectuelle, qui puisse permettre à des groupes de citoyens de penser librement (c’est-à-dire de décortiquer, par eux-mêmes, le monde dans lequel ils vivent).

 

Seulement voilà : rien n’est plus difficile que de penser librement. Car il faut bien reconnaître qu’il existe de très nombreux obstacles nous empêchant, au quotidien, de prendre du recul face aux évènements et de nous faire notre propre idée sur les choses. L’éducation populaire a donc pour vocation de nous aider à dépasser cette multitude d’obstacles, dont voici les trois principaux.

 

Premier obstacle : l’hégémonie culturelle

Nous ne pensons pas dans un espace neutre et ouvert. Au contraire, nous sommes constamment plongés dans un bain culturel fait de symboles, de représentations, de mythes et de mots que nous n’avons pas choisis et qui pourtant encadrent nos pensées.

 

Certes, dans la France d’aujourd’hui, il semble que les informations et les idées circulent plutôt librement. Et il est bien évident que nous ne vivons pas dans le monde totalitaire de 1984, où une autorité centrale contrôlerait étroitement notre univers mental.

 

Néanmoins, quelques acteurs de la vie publique ont suffisamment d’influence pour être en capacité d’imposer certaines idées dans l’espace public (ou d’en décrédibiliser d’autres). Par exemple, avec l’avènement de la presse écrite et sa très large diffusion, certains publicitaires ont commencé – dès le début du 20ème siècle – à théoriser un art de la suggestion, pour ensuite le mettre à disposition du plus offrant.

 

 

 

Edward L. Bernays (1891-1995), est l’auteur du classique « Propaganda », dans lequel il énonce que la manipulation des masses est un élément essentiel au succès de la démocratie.

Décennie après décennie, les moyens de communication ont beaucoup changé, mais « la fabrique du consentement » (que décrit le chercheur Noam Chomsky) est bien restée la même. Il existe, dans les démocraties libérales, un maillage d’acteurs en capacité de produire, puis de mettre en oeuvre, des stratégies efficaces pour faire prévaloir certains mots ou certaines idées dans les représentations collectives.

 

Un terrible exemple de ce travail de structuration du débat public a été la façon dont le Front National, dès 1978, a désigné l’immigration comme la cause principale du chômage de masse.

 

En habillant des vociférations de haine sous les grossiers atours d’une rationalité économique, le Front National produit graduellement un discours prétendument cohérent qui, après de nombreuses répétitions (« La France aux Français ! ») et déclinaisons (« les Français d’abord ! »), force peu à peu à toute la classe politique à se positionner sur la question de l’immigration. Quarante ans plus tard, la stratégie du Front National s’est révélée si efficace que ses idées ont saturé l’espace public, où elles occupent une place de premier plan.

 

On pourra dire que la ficelle est un peu grosse, et qu’il ne suffit pas aux citoyens d’être exposés en permanence à une idée pour y adhérer. Certes, mais il est important de reconnaître que, dans un climat politique de plus en plus anxiogène et xénophobe, certains réflexes de pensée et de langage s’installent chez un nombre croissant d’individus, jusqu’à développer une véritable présomption de malveillance à l’égard des personnes racisées.

 

Une telle présomption peut d’ailleurs s’exercer de façon consciente ou inconsciente. Ainsi, les Français qui partent s’installer à l’étranger aiment souvent qu’on les appelle des « expats » (terme positif qui décrit une communauté de globe-trotters hautement qualifiés). Mais lorsqu’il s’agit de Lybiens ou de Maliens qui viennent s’installer dans l’hexagone, alors les Français parlent plutôt d’ « immigrés » (terme péjoratif qui est devenu, dans l’imaginaire collectif, synonyme de faiblesse, de paresse et de pauvreté). Ainsi, pour une même réalité (l’acte de traverser une frontière), notre langage peut déployer deux systèmes de représentations sous-tendues par une conception raciste du monde.

 

C’est comme s’il existait une police des esprits, mais que nous en étions nous-même, avec l’ensemble de d’idées préconçues que nous véhiculons, à la fois les agents et les victimes. Comment lutter contre le racisme si, dès l’instant où nous entendons le mot « immigré », notre esprit active des préjugés négatifs ? Comment combattre ce qu’Augusto Boal, dramaturge et metteur en scène brésilien, appelait « les flics qu’on a dans la tête » ?

 

Pour avancer sur ce questionnement difficile, une première piste de réflexion peut être celle que propose Antonio Gramsci, théoricien communiste du début du XXème siècle. A l’origine de sa réflexion, une question le hante : pourquoi les pauvres du monde entier n’entrent-ils pas en révolution, alors qu’ils sont en capacité physique et matérielle de renverser l’ordre bourgeois ?

 

 

 

Antonio Gramsci (1891-1937)

Son hypothèse est alors la suivante : dans les sociétés capitalistes, la classe dirigeante a acquis une « hégémonie culturelle ». C’est à dire que la vision du monde de cette classe dirigeante (son vocabulaire, ses valeurs, ses idées) fait l’objet d’un consensus si large qu’elle devient un facteur d’unité et de rassemblement de toute la société. L’hégémonie agit ainsi comme une sorte de ciment culturel, qui vient souder les éléments épars de la société, pour les enraciner collectivement dans une vision du monde partagée.

 

« […] Tout acte historique […] présuppose la réalisation d’une unité « culturelle-sociale » grâce à laquelle une multiplicité de volontés séparées, avec des finalités hétérogènes, se soude pour un même but sur la base d’une conception du monde (égale) et commune (générale et particulière, agissant de manière transitoire – par la voie émotionnelle – ou permanente, en sorte que la base intellectuelle est tellement enracinée, assimilée, vécue, qu’elle peut devenir une passion). »

Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 10, §44

Or, une fois que cette hégémonie culturelle est installée, la classe dirigeante n’a plus besoin de recourir à la force pour imposer sa domination. En effet, comme la classe laborieuse a complètement embrassé la vision du monde et les valeurs de ses oppresseurs, il lui est désormais parfaitement impossible de produire un discours critique et de se révolter.

 

[Crédit : Oleg Laptev]

Ainsi, d’après Gramsci, l’économie libérale capitaliste a si bien imposé ses valeurs et ses repères qu’il est devenu presque impossible de produire un discours critique totalement affranchi de son hégémonie culturelle.

Cet article de l'Université Populaire des Luttes
Est en accès libre car il est entièrement financé par vos contributions !

Ce constat, malheureusement, est toujours d’actualité. Certes, l’économie capitaliste a bien changé depuis les années 1930, mais elle a parfaitement su s’adapter aux évolutions majeures de notre société. Par exemple, dans Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello montrent comment, dans l’après 1968, le patronat renonce stratégiquement à l’organisation formellement hiérarchique du travail, pour complètement repenser l’entreprise : autonomie, externalisation, flexibilité. Et pour habiller cette profonde transformation, il procède à une véritable mutation idéologique, en faisant naître la science du management et avec elle tout le vocable que l’on entend répété aujourd’hui ad nauseam : leadership , mobilité, créativité, convivialité, écoute… Autant de nouveaux concepts qui viennent neutraliser les critiques traditionnelles de l’aliénation capitaliste comme aliénation des corps, et assoient un peu plus l’hégémonie culturelle de la bourgeoisie.

 

 

 

[Crédit : Andreas Klassen]

Pour Gramsci, la plus dure bataille n’a donc pas lieu dans la rue, mais dans les esprits. D’après lui, pour gagner leur combat les prolétaires doivent d’abord renverser l’hégémonie culturelle capitaliste en se dotant de leurs propres valeurs et de leurs propres repères.

 

« La réalisation d’un appareil hégémonique, dans la mesure où il crée un nouveau terrain idéologique, détermine une réforme des consciences et des méthodes de connaissance, et constitue un fait de connaissance, un événement philosophique. […] Lorsque l’on parvient à introduire une nouvelle morale, conforme à une nouvelle conception du monde, on finit par introduire aussi cette conception [du monde]. »

Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 10, §12

Tout cela peut sembler un peu abstrait. Certes, il faut faire émerger une nouvelle vision du monde pour renverser l’hégémonie culturelle capitaliste. Mais plus concrètement, qui s’y colle ? Qui accomplit le travail intellectuel de produire des nouvelles idées, des nouveaux concepts, des outils de la pensée aptes à créer le terrain propice pour gagner ? Pour Gramsci, la réponse est simple : c’est aux classes laborieuses elles-mêmes de se livrer au travail intellectuel. Il invente même une expression pour décrire ces intellectuels-prolétaires : les « intellectuels organiques ». Ce ne sont sont pas nécessairement des intellectuels de profession mais ils peuvent, par eux-mêmes, créer des cercles de lecture, produire leurs propres médias, et pratiquer un travail de pensée critique qui leur permette de chasser, par eux-mêmes, les « flics » qu’ils ont dans la tête.

 

Beau programme. Mais ces nouveaux médias, tenus par les intellectuels prolétaires, seront-ils libres ou inféodés aux vues du parti communiste ? Chez Gramsci il reste une certaine ambiguïté, notamment lorsqu’il salue la façon dont Lénine a créé, avec l’Etat soviétique, un nouvel appareil hégémonique. Que deviennent alors les intellectuels organiques des classes laborieuses ? Ont-ils le droit de continuer à penser librement, ou doivent-ils publier des pamphlets à la gloire de l’URSS ?

 

La solution gramscienne au problème de l’hégémonie culturelle ne saurait donc être totalement satisfaisante. Certes, la vision d’un travail intellectuel démocratisé, à la portée de tous, est particulièrement stimulante. Et il est évident qu’un peuple qui lit, qui débat et qui produit des idées est plus libre qu’un peuple soumis à l’hégémonie culturelle de ses dirigeants.

 

Mais pour qu’une telle vision se réalise, il faut que des intellectuels organiques puissent pratiquer, collectivement, leur propre éducation politique. C’est à dire un travail intellectuel où les citoyens s’éduquent eux-mêmes, entre eux, sans figure d’autorité qui viendrait apporter son appareil de pensée et ses propres solutions.

 

Cela ne vous semble-t-il pas un peu utopique ? A moi si. Car pour qu’une telle éducation « horizontale » soit possible, il faudrait faire preuve d’un recul immense, afin d’être capable de ne pas reproduire l’éducation « verticale » avec laquelle nous avons été nous-mêmes tous élevés.

 

Deuxième obstacle : La conception bancaire de l’éducation

Quand on vous dit « éducation », à quoi pensez-vous ? Prenez un instant et posez-vous sérieusement la question. Et si cela vous semble difficile, examinez simplement ce qui vous passe par la tête : les souvenirs, les images, les ressentis que vous avez personnellement liés à cette notion abstraite qu’est l’éducation.

 

Remarquez-vous à quel point, en France, nos représentations mentales de l’éducation sont dominées par les figures du professeur et de l’élève ? Ces figures, si vous y réfléchissez bien, fonctionnent toujours en système, dans un dispositif simple et immuable : le professeur parle, l’élève écoute.

 

 

 

[Crédit : Neonbrand]

Or, ce dispostif, si l’on y regarde de plus près, est présent absolument partout dans notre société. D’une part, on le retrouve massivement dans le contexte scolaire et universitaire. Mais d’autre part, si l’on élargit notre horizon, on s’aperçoit que dans de nombreuses situations où nous échangeons des informations, nous retrouvons systématiquement une relation expert-novice qui mimique la relation professeur-élève : manager-salarié, médecin-patient, parent-enfant, candidat-électeur, journaliste-lecteur, etc.

 

Je ne souhaite pas ici déconstruire cette relation ambivalente et complexe qui lie l’expert au novice, mais plutôt comprendre pourquoi il nous est si difficile de penser l’éducation en dehors de ce cadre rigide.

 

Si l’on y regarde de plus près, qu’est-ce qui distingue l’expert du novice ? Leur rapport au savoir. En effet, l’expert est couramment défini comme celui qui « possède » une expérience et des connaissances à la fois reconnues et valorisées. Tandis que le novice est au contraire celui qui « manque » d’expérience et de connaissance, et qui doit encore faire ses preuves. Dans ce contexte, le savoir est un capital, un bien que l’on emmagasine pour ensuite faire fructifier. L’éducation s’exerce alors dans une dimension quantitative, où l’élève-novice tente de retenir un maximum de connaissances, dont le nombre déterminera sa réussite lors des multiples évaluations et sélections.

 

C’est ce que Paulo Freire appelle la « conception bancaire de l’éducation » :

 

« L’éducation de la sorte devient un acte de dépôt, dans lequel les élèves sont les récepteurs et les enseignants les dépositaires. Au lieu de communiquer, l’enseignant émet des communiqués et fait des dépôts que patiemment les élèves reçoivent et stockent, mémorisent et répètent. C’est ce qu’on peut appeler le concept “bancaire” de l’éducation, dans lequel le champ d’action réservé aux élèves ne s’étend qu’à leur réception de l’information. »

Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Chapitre 2

 

 

[Crédit : Annie Spratt]

D’aucuns diront qu’une telle analyse est caricaturale, et qu’en remettant ainsi en cause l’autorité du savoir et de ses détenteurs, on prend le risque de fragiliser tout l’édifice social. Une telle position, aussi vieille que l’illustre Platon, est aujourd’hui en vogue chez les défenseurs de l’uniforme scolaire, du statut du « maître » et de la discipline bien appliquée :

 

« Que le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce qu’il veut être libre, que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque, et l’étranger pareillement. Voilà ce qui se produit et aussi d’autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. Les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards de leur côté s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques […] Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés ? Conçois-tu bien qu’ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent ? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s’inquiéter des lois écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître. Eh bien! c’est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie. »

Platon, La République, Chapitre VIII

En adoptant un tel discours, les défenseurs de l’ordre éducatif reconnaissent sans ambage que l’éducation traditionnelle est bien coupable des travers que Freire lui reproche. Puisque si le but de l’éducation traditionnelle est de préserver l’ordre social, alors il faut reconnaître que la conception bancaire de l’éducation a un rapport instrumental à ce même savoir, qui sert avant tout à distinguer, classer, sélectionner, récompenser, au service d’un ordre politique et économique.

 

« Dans le concept bancaire de l’éducation, la connaissance est un don accordé par ceux qui se considèrent érudits, savants, au-dessus de ceux qu’ils considèrent comme ignorants. Projeter une ignorance absolue sur les autres, caractéristique de l’idéologie de l’oppression, annihile l’éducation et la connaissance en tant que processus de quête. L’enseignant se présente aux élèves comme leur opposé absolu et nécessaire ; en considérant leur ignorance comme absolue, il justifie par là même son existence et sa position. »

Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Chapitre 2

 

 

[Crédit : Austrian National Library]

Pour Freire, il ne s’agit pas de dire que les scientifiques sont menteurs ou que les experts sont des charlatans. Bien au contraire, leur savoir est bien réel et, même si on peut le remettre en cause, il n’est pas question de le rejeter en bloc. Ce qui pose problème, c’est que trop souvent ces mêmes experts manquent d’humanité (de façon consciente ou inconsciente) dans la façon dont ils produisent ou partagent leur savoir. Car en se comportant comme des régulateurs de l’ordre social, ils font de l’éducation l’expression d’une aliénation plutôt que d’une libération.

 

A lire ainsi Freire, on comprend pourquoi il ne suffit pas de souhaiter renverser l’hégémonie culturelle d’une société pour créer un espace où la pensée serait plus libre. Car si l’on critique seulement le message qui est enseigné, sans critiquer également les modes d’enseignement eux-mêmes, alors on ferme les yeux sur une conception toxique du savoir que l’on risque ensuite de reproduire soi-même.

 

Il est ainsi courant que, dans le monde militant, on se plaigne du manque d’éducation de ses concitoyens. Par exemple, dans le milieu écologiste, on entend parfois qu’il faut « sensibiliser » les citoyens à la question du réchauffement climatique. Comme si ce qui manquait aux gens était simplement une quantité de chiffres et d’arguments.

 

 

 

Al Gore, lors de sa conférence intitulée « Une vérité qui dérange » (2006). [Crédit : Paramount Vantage]

Or, cette méthode de « conscientisation » consiste à reproduire, dans le débat public, le schéma éculé de la salle de classe : avec d’un côté, « ceux qui savent », et de l’autre, « ceux qui ignorent ». Encore une fois, il n’est pas question ici de remettre en cause le savoir des scientifiques, mais plutôt de se demander dans quelles conditions les citoyens peuvent être en mesure de se faire, par eux-mêmes, une opinion libre et éclairée.

 

Je suis bien conscient qu’il y a quelque chose de frustrant dans le fait de laisser l’autre aller à son rythme, en fonction de ses expériences propres, de son appétit de savoir ou de son cheminement personel. Mais existe-t-il une autre façon de faire ? Même si les élites politiques et militantes ne citent pas Gramsci, elles ont aujourd’hui adopté la stratégie qui consiste à renverser une hégémonie culturelle par une autre. Mais, ce faisant, elles ont constamment fait preuve d’arrogance et de mépris à l’égard de ceux qui ne partageaient par leur opinion.

 

L’éducation populaire n’est pas l’éducation des masses. C’en est même le contraire. Il ne s’agit pas de proposer une nouvelle forme de propagande populiste, soi-disant bienveillante, et condamnée d’avance à être rejetée par des esprits déjà gavés de savoirs sans saveur.

 

Au contraire, préférant Socrate à Platon, l’éducation populaire défend une vision ambitieuse d’après laquelle l’éducation serait l’étincelle qui réveillerait des esprits autonomes. Comme le résume très bien Freire : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du Monde. »

 

C’est, là encore, une vision que je trouve belle et généreuse, mais qui me semble encore très utopique. Beaucoup de beaux principes, de belles maximes, mais qu’en est-il de la réalité concrète que nous vivons ? Qui aujourd’hui peut prétendre trouver la force, après une longue journée de travail, se rendre à un cercle de lecture pour parler d’économie et de sociologie ? Qui, après avoir mis ses enfants au lit, a encore la patience et la pugnacité nécessaire pour ne pas allumer Netflix et plutôt ouvrir un livre d’Histoire ? Et bien pas moi.

 

Peut-être qu’au final, après toutes ces considérations théoriques sur l’éducation et la libre pensée, il nous est nécessaire d’avoir des considérations un peu plus terre-à-terre. Parce qu’en fin de compte, peut-être que le principal obstacle à la libre pensée des citoyens n’est pas d’ordre intellectuel, mais plutôt d’ordre matériel.

 

Troisième obstacle : l’emprise du travail sur nos vies

Le travail, c’est l’effort que l’on fournit pour accomplir une tâche, que ce soit en échange d’une rémunération ou parce que notre quotidien l’exige (par exemple pour entretenir son domicile ou élever ses enfants). Cela implique, à des degrés divers, une forme de contrainte, de répétition, d’ennui et d’épuisement, qui font que le temps de travail est l’exact opposé du temps libre. Certes, on peut aimer son travail, y trouver de la gratification, de la fierté et du sens. Mais il est très rare que ce même travail ne contienne pas une bonne dose de labeur, c’est-à-dire de moments pénibles et récurrents qui provoquent l’usure de notre corps et de notre esprit.

 

Parler d’emprise du travail, c’est donc reconnaître que, dans une vie, se succèdent de façon quasi-continue des cycles travail-repos qui nous maintiennent rivés à la trivialité du monde. Dans de telles conditions d’existence, les citoyens (qui sont avant tout des travailleurs) n’ont finalement que très peu de temps et d’énergie à consacrer à leur vie intellectuelle. Et, bien qu’en démocratie ils soient constamment appelés à exprimer leurs opinions, force est de constater qu’ils ont finalement peu l’occasion d’étayer ou de questionner ces mêmes opinions.

 

La principale condition de possibilité d’une véritable liberté de pensée en démocratie est donc l’avènement d’un temps hors travail, qui puisse être un temps pour soi, un temps de loisir ou encore un temps d’éducation. C’est pourquoi, depuis la Révolution française, l’histoire de l’éducation (institutionnelle et populaire) est intimement liée à l’histoire de la réduction du temps de travail.

 

Par exemple, l’historien autodidacte Benigno Cacérès relate, dans son Histoire de l’Éducation Populaire, que les députés s’affrontèrent, en 1841, sur l’âge à partir duquel les enfants pouvaient travailler. Certains élus défendaient la progression du temps libre des enfants, et avec elle l’importance de leur scolarisation. Tandis que d’autres restaient arc-boutés sur des considérations économiques, en argumentant qu’une main d’œuvre à bas coût était un avantage compétitif pour la France. Cela vous rappelle quelque chose ?

 

 

 

Carte postale où posent les garçons à tout faire (les « galibots ») des mines de Lens.

Hier comme aujourd’hui, le progrès de l’éducation nécessite bien plus que le progrès de la pédagogie. Car avant même de pouvoir se consacrer à la lecture, au débat ou à l’écriture, les travailleurs de tous âges et de tous horizons ont pour défi de lutter contre la marchandisation de leur corps et de leur esprit. C’est pourquoi ce n’est qu’avec les luttes syndicales pour la réduction du temps de travail (des enfants comme des adultes), et les grandes conquêtes sociales qu’elles ont apportées (de la journée de 8h à la semaines de 35h, en passant par les congés payés), qu’il a finalement été possible d’imaginer un véritable essor de l’éducation en France.

 

Néanmoins, bien que ces progrès dans la réduction du temps de travail aient été remarquables, ils sont restés jusqu’à aujourd’hui l’objet d’un compromis politique instable et sans cesse menacé. Par exemple, pour les salariés, la conquête des 35h (qui d’ailleurs sont loin d’être appliquées partout) ne s’est faite qu’en concédant au patronat une flexibilisation extrême du temps de travail, qui a parfois rendu impossible aux employés le fait de s’approprier leur temps libre. De même, grâce à un impressionnant effort d’organisation collective, le patronat français a peu à peu multiplié les stratégies pour s’affranchir des acquis sociaux qui, comme les 35h, sont intimement liés au salariat. C’est par exemple ainsi que se sont multipliés les statuts fragiles des stagiaires, services civiques, apprentis, contrats aidés, vacataires, CDD, intérims, sous-traitants ou encore autoentrepreneurs. Pour tous ces travailleurs précaires, ce sont les fluctuations économiques qui déterminent la fréquence et la durée du temps libre. Mais n’est-ce pas alors paradoxal de parler de « temps libre » pour désigner un temps d’inactivité subie, pendant lequel on consacre son énergie à trouver un nouvel emploi, de nouveaux clients, et de quoi satisfaire les désidératas administratifs de Pôle Emploi ?

 

 

 

[Crédit : Dominik Bednarz]

C’est un fait : la bataille pour le temps libre est loin d’être gagnée. Certes, elle a pris des formes bien différentes de celles qu’elle pouvait avoir en 1841, mais son ambition première reste la même : remettre en cause la domination du travail sur les autres temps de la vie, et créer des espaces où les citoyens puissent consacrer leur temps libre à des loisirs ou des activités intellectuelles qu’ils ont choisies. Parce qu’il ne s’agit pas de combattre le travail pour simplement faire place au vide ou à l’ennui. En effet, pour être pleinement libre, ce temps hors du travail doit être plein de possibilités et de ressources. C’est pourquoi la réduction du temps de travail n’est que la première étape vers l’existence effective du temps libre, et ce d’autant plus si l’on parle d’éducation.

 

Car si, du point de vue des enfants, le progrès du temps libre a aussi été celui de la naissance des institutions publiques consacrées à leur éducation, c’est loin d’avoir été le cas pour les adultes. En effet, quasiment tous les moyens de notre système éducatif d’Etat sont mis à disposition de ce que l’on appelle « la formation initiale », c’est-à-dire la formation qui prépare les jeunes gens à l’insertion dans le monde du travail. Ce qui fait qu’après avoir lâché la main de l’école, celle-ci est très difficile à rattraper. Le monde de la « formation continue » des travailleurs est un espace chaotique, complexe et surtout largement subordonné aux vieilles exigences de la compétitivité économique.

 

Pourtant, dès le XIXème siècle les pouvoirs publics avaient souhaité s’engager pour créer des espaces où les adultes pourraient consacrer leur temps libre à leur éducation. Par exemple, dans un rapport de Mai 1866, Victor Duruy (alors ministre de l’Instruction publique sous les ordres de Napoléon III) écrivait :

 

« On a redoublé de zèle, dans les écoles, en faveur des enfants, qui de leur côté y sont venus plus nombreux. Mais les enfants c’est l’avenir, et le présent [les adultes] restait chargé d’un arriéré d’ignorance, ce qui est pour lui une faiblesse et une entrave. »

Source : Ministère de l’Instruction publique. Statistiques des classes adultes : situation au 1er Avril 1866. [Cité par Bénigno Cacérès]

Duruy avait ainsi créé, partout sur le territoire français, des classes pour adultes, ayant lieu le dimanche, et où les instituteurs pouvaient proposer des ateliers d’alphabétisation, de dessin, d’arithmétique, de géométrie, d’histoire et de chant.

 

 

 

[Crédit : Mwesigwa Joel]

Ces conférences pour adultes ont eu beaucoup de succès, avec des milliers de travailleurs s’y rendant chaque semaine pour renouer avec l’école. Mais elles restaient néanmoins difficiles d’accès, notamment pour ceux qui n’avaient ni le temps, ni les ressources (tous les cours n’étaient pas gratuits), pour participer à ces temps de formation dominicale.

 

De plus, il est important de reconnaître que cette éducation pour adulte proposée par l’Etat n’était pas sans contraintes pédagogiques. Le cadre lui-même était extrèmement rigide (il reposait largement sur une conception bancaire de l’éducation, qui devait servir avant tout à développer les compétences des travailleurs – notamment en orthographe et arithmétique) et les matières enseignées restaient engoncées dans l’hégémonie culturelle transmise par l’école d’Etat. C’est pour pallier à ces manquements qu’une éducation populaire critique et politique s’est alors développée, l’idée étant de s’éduquer à la fois hors du temps de travail, mais aussi en dehors des espaces proposés par l’Etat.

 

Le philosophe Jacques Rancière raconte par exemple, dans son ouvrage La nuit des prolétaires (publié pour la première fois en 1981), comment aux alentour des années 1830 certains ouvriers tentèrent, pour faire exister un espace d’éducation populaire, de se retrouver la nuit, à l’heure où les autres travailleurs dormaient, pour dédier quelques heures à leur vie intellectuelle. Menuisiers, serruriers, fabriquants de cure-dents, tresseuses de cheveux, couturières, tourneurs… ces authentiques intellectuels organiques créèrent des journaux, firent des lectures publiques du Contrat Social ou du Discours sur la Servitude Volontaire, écrivirent de la poésie, débattirent de leur condition et surtout des moyens d’en sortir.

 

Malheureusement, tout cela, en plus d’être épuisant, était particulièrement ingrat et fort difficile. Et de centaines d’heures de lecture, d’écriture et de discussion, il ne restait parfois pas grand chose :

 

« De ces folies, certains se tireront bien : ils finiront entrepreneurs ou sénateurs à vie – non point nécessairement traîtres. D’autres en mourront : suicide des aspirations impossibles, langeur des révolutions assassinées […]. La plupart passeront leur vie dans cet anonymat d’où parfois émerge le nom d’un poète ouvrier ou du dirigeant d’une grève, de l’organisateur d’une éphémère association ou du rédacteur d’un journal sitôt disparu. »

Jacques Rancière, La nuit des prolétaires, Avant-propos

Le travail structure et conditionne toute notre existence. Dès lors il ne suffit pas de s’en affranchir quelques heures, dérobées à la nuit, pour y échapper complètement. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, l’émancipation intellectuelle des citoyens reste presque une utopie, qui continue à exister vaille que vaille dans les interstices de la vie quotidienne, mais reste toujours coincée entre les cycles récurrents du travail et du repos. Ainsi, s’arracher à l’emprise du travail pour penser librement n’est pas un combat lointain qui aurait été mené une bonne fois pour toutes par quelques syndicalistes il y a plus de cent ans. Bien au contraire, la lutte pour le temps libre reste aujourd’hui un enjeu de taille pour les citoyens.

 

Définition provisoire

Après avoir ainsi pris le temps de bien décrire ce à quoi s’oppose l’éducation populaire, il m’est désormais possible de vous en proposer une première définition : l’éducation populaire est une forme d’éducation horizontale, qui vise l’émancipation intellectuelle des citoyens dans un espace et une temporalité qui leurs appartiennent.

 

Vous l’aurez remarqué, dans cette définition je triche un peu, car je ne prends pas le risque de préciser ce que j’entends par « éducation », qui pourtant est ici le terme le plus important. Seulement voilà. Si l’on commence à essayer de définir ce que veut dire « éducation » dans l’expression « éducation populaire », on ouvre la boîte de Pandore. Car, partout dans le monde, il existe des milliers d’ateliers, d’outils, d’innovations pédagogiques et de dispositifs d’enseignements qui se réclament tous de l’éducation populaire.

 

Comment alors faire le tri parmi tout cela, et tenter de faire émerger une définition plus opérationnelle de l’éducation populaire, qui ne se perde pas pour autant sous une masse d’informations divergentes ?

 

Telle est justement la tâche qui nous attend dans le prochain article !

 

En savoir plus sur l'auteur·ice
Formé au Royaume-Uni par les association Citizens UK et Migrants Organise, Jean-Michel Knutsen a organisé la création d’une coalition citoyenne d’ampleur régionale dans le comté de l’Essex (1,5 millions d’habitants). De retour en France, il a fondé l’association Organisez-Vous! en 2018, afin de mener des projets de recherche et d’expérimentation sur les méthodes d’organisation collective.
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